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La guerre dans l'ouest : campagne de 1870-1871
Chapitre 8 |
Evénements en Normandie jusqu'au combat d'Etrépagny
Source : L. Rolin.
Marche du général de Manteuffel sur l'Oise et sur la Somme
Tandis que le département de l'Eure était ainsi
envahi dans sa partie sud-est, et sillonné jusqu'à
Évreux par les patrouilles
et les reconnaissances ennemies,
celui de la Seine-Inférieure était plus sérieusement
menacé par l'approche d'une partie des forces
allemandes que la capitulation
de Metz avait rendues
libres.
La Ie armée prussienne, placée depuis le 27 octobre
sous le commandement du général de cavalerie
baron de Manteuffel, avait
pour mission de protéger
au nord le cercle d'investissement de Paris; elle se
composait du Ie corps d'armée
(général-lieutenant de Bentheim),
du VIIIe corps
(général d'infanterie de Goeben) et de
la 3e division de cavalerie
(général-lieutenant de Groeben).
Dès le 5 novembre, cette
armée avait reçu l'ordre d'envoyer une garnison à
Soissons, et,
le 15, la 4e brigade d'infanterie
(général-major de Zglinitzki)
arrivait devant la place de la
Fère qu'elle investissait le lendemain.
A la date du
21 novembre, le VIIIe corps d'armée
était concentré
à Compiègne et aux environs,
et le 1e corps autour
de Noyon, tandis que
la 3e division de cavalerie battait
déjà le pays dans les directions
de Ham , Roye et
Montdidier.
Départ du général Bourbaki pour l'armée de la Loire (19 novembre)
Ce fut précisément pendant que ces forces considérables
s'avançaient ainsi contre Amiens, que le
commandant en chef de la région du Nord fut sacrifié
par le ministre de la guerre aux exigences de quelques
exaltés, qui, à Lille comme ailleurs, passaient
leur temps à s'agiter loin des champs de bataille.
L'armée d'Amiens se trouva ainsi privée de son chef
au moment même où elle allait avoir le plus besoin
de lui.
Quant au général Bourbaki, si l'on jugeait sa
présence nuisible dans le Nord, on la trouvait utile
dans le Midi, puisqu'en l'enlevant le 19 novembre à
son commandement, on lui confiait le jour même
celui du 18e corps en formation
à Nevers.
Situation militaire sur la rive gauche de la Seine
Dans un
moment où la question militaire était tout, la délégation
de province ne sut pas résister aux caprices
de la multitude, qui, tantôt vociférait contre les généraux,
tantôt imposait des plans ou ordonnait des
mouvements; elle se laissa dominer par des gens
qui s'occupaient beaucoup plus de la politique que
de la défense en elle-même, et c'est en grande
partie leur intrusion dans la conduite des affaires
militaires qui a empêché le gouvernement de la
Défense nationale de réparer les désastres de l'Empire.
Par suite du départ du général Bourbaki, les
forces réparties dans la Seine-Inférieure et dans la
Somme, réunies jusque-là sous le même commandement
nominal, devinrent complétement séparées.
Elles avaient eu l'occasion de se donner la main à
Formerie, mais il n'y aura plus désormais aucun
lien ni aucun rapport entre leurs opérations respectives.
Comme on l'a vu à la fin du chapitre précédent,
le général Briand avait été replacé, le 15 novembre,
à la tête de la 2e division militaire à Rouen.
Le général de Tucé, qui exerçait le commandement de
la subdivision de la Seine-Inférieure, reçut celui
d'une brigade à l'armée de la Loire il eut pour successeur
le capitaine de vaisseau Mouchez, chef supérieur
des forces dé terre et de mer au Havre.
Par suite de ces changements continuels, aucune tentative
sérieuse n'avait été faite pour la formation et
l'organisation des troupes de Normandie.
Celles qui composaient le corps de l'Andelle,
et qui étaient disséminées
le long de cette rivière, avaient à peu près
le même effectif que précédemment.
On doit noter,
toutefois, que la 31e batterie de la marine (capitaine
Croisier) s'était organisée
à Rouen en batterie
montée, ce qui, avec la 2e du 10e régiment (capitaine
Lenhardt) et celle des
mobilisés de Rouen (capitaine
Waddington), portait l'artillerie au chiffre de
trois batteries.
Au moment du retour du général
Briand, il y avait donc, en fait de troupes de campagne,
dans la Seine-Inférieure, deux régiments de
cavalerie et deux bataillons de marche de la ligne,
une douzaine de bataillons de mobiles, une quinzaine
de corps francs et trois batteries, total, environ
seize mille hommes et dix-huit canons de tout
calibre.
Apparition de l'ennemi à Conches (21 novembre)
Le 21 novembre, à la suite de l'évacuation
d'Évreux et de la retraite du
général de Kersalaun, le
général Briand, que ce mouvement découvrait sur sa
droite, et qui avait été chargé du commandement
provisoire de la subdivision de l'Eure, se rendit à
Louviers et fit arrêter au chemin de fer l'embarquement
des troupes qui étaient dirigées sur la Rille.
Les mobiles de l'Eure avaient été envoyés
à Conches,
où, pour la première fois, leur régiment se
trouva réuni dans la matinée du 21.
Avant que leur
service de grand'garde eût été organisé, un paysan
à cheval accourut tout effaré, annonçant qu'une
forte colonne de cavalerie allemande arrivait jusqu'au
hameau de Valleuil par la
route de Damville.
Les mobiles se portèrent aussitôt à la rencontre des
cavaliers ennemis et les repoussèrent après une
courte fusillade.
En les poursuivant, ils trouvèrent,
sur le bord de la route, le cadavre d'un jeune mendiant
de treize ans transpercé d'un coup de lance
Le lieutenant-colonel d'Arjuzon reçut le commandement
des troupes qui se trouvaient à Serquigny et
à Conches.
Il avait alors sous ses ordres
le 5e bataillon de marche de la ligne,
venu de la rive droite, le
régiment de la mobile de l'Eure,
le 6e bataillon de la Loire-Inférieure,
le 1e bataillon de la garde nationale
de Conches (commandant Barbié du Bocage),
les éclaireurs de Normandie,
la guérilla rouennaise
et les francs-tireurs de l'Eure, d'Evreux et de Breteuil.
Appuyé sur la forêt de Conches, il avait pour
mission de repousser les incursions de l'ennemi, qui
occupait alors Pacy,
Saint-André
et Nonancourt.
Combat de Vernon (22 novembre)
En arrivant à Louviers, le 21 novembre, le général
Briand avait ordonné au
lieutenant-colonel Thomas
de réunir ceux de ses bataillons qui n'étaient pas
encore partis pour Serquigny , et de se porter immédiatement
sur Vernon
qui était menacé, et qui devait
être occupé le lendemain par l'ennemi.
Un train spécial
fut organisé sur-le-champ, et, dans la nuit suivante,
tout le 3e bataillon de la mobile de l'Ardèche ,
renforcé de la moitié du 2e et d'une compagnie de
francs-tireurs, fut transporté dans cette direction.
Vers trois heures du matin, ce détachement arriva à
destination et fut aussitôt dirigé sur les hauteurs de
la forêt de Bizy , qui
couvrent Vernon du côté de
Pacy-sur-Eure , où l'ennemi était signalé depuis la
veille.
Le commandant de Montgolner , avec trois
compagnies du 3e bataillon, fut chargé de garder la
route principale
de Vernon à Évreux ,
et le commandant Bertrand , avec les quatre compagnies du
2e, renforcées des francs-tireurs de Seine-et-Oise
(capitaine Poulet-Langlet ), reçut la mission d'observer
les hauteurs et les défilés du Petit-Val ainsi
que la grande route de Paris ; en outre, deux compagnies
furent placées à environ un kilomètre de
l'entrée et de la sortie de la ville pour arrêter l'ennemi
s'il se présentait sur ces points.
En adoptant
ces dispositions, le colonel Thomas avait l'intention
de laisser les Allemands traverser la forêt et pénétrer
dans la ville, afin de pouvoir ensuite les y cerner.
Ces mesures étaient prises, lorsque, vers sept
heures et demie du matin, les premières sonneries
prussiennes se firent entendre sur la route de Pacy-sur-Eure
une patrouille, précédant l'avant-garde à
un quart d'heure d'intervalle, puis le gros de la troupe,
l'artillerie, les fourgons et enfin l'arrière-garde,
passèrent successivement, et sans le savoir, au milieu des
rangs des mobiles.
C'était un fort détachement de
la brigade de Redern,
composé d'infanterie du 2e régiment bavarois
et de hussards du 10e régiment de Magdebourg.
Lorsque, vers huit heures, les premiers éclaireurs
ennemis se présentèrent
dans Vernon ils remarquèrent
chez les habitants une assurance qu'ils n'étaient
pas habitués à rencontrer.
L'avant-garde seule pénétra
dans la ville et se mit en devoir de faire des perquisitions
à la mairie; mais, ayant essuyé quelques
coups de feu, les Allemands partirent précipitamment
en enlevant des otages pour se garantir contre
les balles de nos soldats, dont la présence leur
avait été malheureusement révélée.
Dès lors, ils ne
songèrent plus qu'à la fuite.
D'abord ils essayèrent
de se sauver par la route de Paris; mais, la trouvant
gardée par les mobiles de l'Ardèche , qui les reçurent
à coups de fusil, ils rentrèrent dans la ville tout effarés
et furent contraints de chercher une issue à travers
les bois.
Tandis qu'ils faisaient filer par un chemin
détourné l'artillerie et les fourgons escortés par la
cavalerie, ils lancèrent en avant l'infanterie bavaroise
pour couvrir ce mouvement.
Les mobiles prirent
aussitôt l'offensive, et un combat s'engagea sur
la grande route de la forêt où l'ennemi se présentait
en masse dans l'intention de forcer le passage.
Après une vive fusillade, qui dura près d'une heure,
les Allemands se dispersèrent et furent poursuivis
avec beaucoup d'entrain jusqu'à la lisière des bois, du
côté de Pacy.
Les trois compagnies du 3e bataillon de l'Ardèche
avaient pris à cette affaire la part la
plus sérieuse sous les ordres du commandant de Montgolfier,
qui, au fort de la mêlée, eut un cheval
tué sous lui.
Leurs pertes furent de deux hommes
tués et six blessés, dont deux grièvement; l'ennemi
eut une douzaine des siens tués ou blessés; en outre,
il laissa entre nos mains quatre prisonniers, dont un
officier de hussards, le second lieutenant de Bodenhausen,
plusieurs voitures de vivres brisées et abandonnées,
et une douzaine de fourgons chargés et
attelés chacun de quatre chevaux.
L'inventaire de
cette prise, dressé sur-le-champ, constata dans les
bagages prussiens ou bavarois, car il y avait des uns
et des autres, l'existence de pendules, montres, bijoux,
châles, cachemires, manchons, et d'une foule
d'autres objets qui n'ont rien de commun avec l'approvisionnement
militaire, et qui faisaient ressembler
ce convoi d'une troupe en campagne à celui d'un
entrepreneur de déménagements.
Une lettre, adressée
au capitaine de Kleist, fut trouvée dans une valise,
puis traduite et publiée; elle fit supposer que cet officier
avait péri dans l'engagement, et la sensibilité
française se hâta un peu trop de s'apitoyer sur le sort
de cette prétendue victime de la guerre, aujourd'hui
capitaine au grand état-major prussien.
Le seul
officier ennemi, mortellement atteint dans cette journée,
fut le premier lieutenant baron de Krausss, de
l'infanterie bavaroise, qui succomba peu, de temps
après à ses blessures et fut inhumé à Chaufour.
Après la retraite de l'ennemi, le colonel Thomas
reçut du général Briand l'ordre d'occuper fortement
Vernon, où il appela
les divers détachements de son
régiment restés en arrière, et qui s'y trouvèrent tous
réunis le 25 novembre.
Ce mouvement sur Vernon et la rive gauche de la
Seine avait dégagé Evreux.
Dans le but de protéger
cette ville, tout en maintenant ses troupes dans de
bonnes positions défensives, le lieutenant-colonel
d'Arjuzon envoya dans la
forêt d'Evreux, au village
d'Arnières,
le 2e bataillon de marche
des 41e et 94e de ligne
(commandant Rousset).
Les autres troupes de la
vallée de l'Eure restèrent concentrées aux environs
de Conches et y formèrent, en y comprenant la garde
nationale, un petit corps de près de six mille hommes.
Par suite d'un désaccord survenu entre le colonel
d'Arjuzon
et les autorités civiles d'Evreux, il
fut remplacé, le 26 novembre, par le capitaine de
frégate Vallon , qui céda lui-même le commandement,
quelques jours plus tard, au capitaine de frégate
Gaude.
Du côté de Vernon, le colonel Thomas organisa
la défense des forêts qui couvrent cette ville et, avec
le concours des gardes nationaux, il s'éclaira au loin
dans les directions de Mantes et de Pacy-sur-Eure.
Rencontres de Blaru (23 novembre) et de la Villeneuve-en-Chevrie (25 novembre)
Dans la journée du 23, les Prussiens vinrent rôder
autour de la forêt de Bizy; mais ils furent mis en
fuite par nos avant-postes, qui blessèrent à Blaru un
landwehrien du 1e régiment de la garde.
La journée du 24 se passa sans aucun événement.
Le 25, des hussards du l0e régiment de Magdebourg s'avancèrent
dans la direction de la Villeneuve-en-Chevrie,
et furent repoussés après avoir eu un sous-officier et
un cavalier hors de combat.
Combat de Maulu (26 novembre)
Le 26 novembre, le 3e bataillon de la mobile de
l'Ardèche (commandant de Montgolfier) était de
garde dans la forêt de Bizy avec de forts avant-postes
aux hameaux de Maulu et de Normandie, sur la
lisière du bois qui fait face à Pacy, lorsque, vers
neuf heures du matin, il fut assailli par un nouveau
détachement de la brigade de Redern, composé de
grenadiers du 2e régiment de la landwehr de la
garde et de hussards du 17e régiment de Brunswick.
L'ennemi porta son principal effort sur Maulu, qu'il
canonna vigoureusement.
Après s'être défendus avec
énergie pendant plusieurs heures, les mobiles durent
abandonner leurs positions et se replier sur la lisière
de la forêt; là ils continrent de nouveau les
efforts de l'assaillant, qui avait établi son artillerie
sur le plateau de Maulu et fouillait les bois dans
tous les sens.
Cependant le colonel Thomas, ayant
réuni ses réserves à Vernon, les porta au secours
du 3e bataillon, et, au fur et à mesure de leur arrivée,
les répartit sur les points les plus faibles et les
plus menacés.
Les 6e et 7e compagnies du 1e bataillon,
accourues les premières, se déployèrent face à
Maulu, puis, sortant des bois, s'élancèrent résolûment
sur la batterie qui les couvrait d'obus; à la
vue de cette attaque et des renforts qui nous arrivaient,
l'ennemi cessa le feu et se replia précipitamment.
Dès lors, le plateau de Maulu fut réoccupé par
les nôtres, et les Allemands vivement poursuivis dans
la direction de Chaufour.
Dans cette affaire, le régiment de l'Ardèche eut
huit hommes tués, parmi lesquels deux officiers, le
capitaine Rouveure et le
lieutenant Leydier, une
vingtaine de blessés et quatorze disparus, dont la
plupart furent faits prisonniers en cherchant à arracher
aux grenadiers de la landwehr le corps de leur
capitaine.
Mus par un sentiment qui relève l'humanité
et auquel nous devons d'autant mieux rendre
hommage, que les traits chevaleresques furent plus
rares chez nos adversaires, les Allemands rendirent
les honneurs funèbres au capitaine Rouveure et renvoyèrent
à nos avant-postes son cercueil, orné d'une
couronne de laurier et escorté par une garde d'honneur.
Plus tard, la municipalité de Vernon voulantt
conserver le souvenir de ses braves défenseurs, décida
qu'une de ses grandes voies de communication,
la route d'Ivry, prendrait à l'avenir
le nom d'avenue de l'Ardèche.
Quant aux grenadiers du 2e régiment de la landwehr de la garde,
ils eurent un officier et trois soldats tués, plus une douzaine de blessés,
parmi lesquels deux officiers; en outre,
les hussards de Brunswick eurent un cavalier hors de combat.
A partir de ce jour, le général de Redern ne chercha
plus à forcer nos lignes sur la rive gauche de
la Seine, et se borna à les faire observer par ses
reconnaissances.
Embuscades de Grossoeuvre et de Nogent-le-Sec (23 novembre)
Du côté d'Evreux et de Conches, les patrouilles
ennemies se montrent plus entreprenantes presque
chaque jour elles viennent reconnaître nos avant-postes,
et il en résulte de légers engagements, qui
tournent toujours au détriment des cavaliers.
Du côté
de Saint-André, ce sont les uhlans hanovriens de la
brigade de Barby qui rayonnent
sur Prey et
sur Grossoeuvre,
où le 23 novembre un des leurs est blessé.
Le
même jour, ce sont les éclaireurs de
la brigade de Bredow, venus
de Dreux, qui s'avancent jusqu'aux
abords de la forêt de Conches
à Nogent-le-Sec,
où les francs-tireurs de la guérilla rouennaise les
mettent en fuite, leur tuent un cavalier, en blessent
un autre et s'emparent de leurs chevaux; une compagnie
de mobiles de l'Eure, survenue sur ces entrefaites,
se met à la poursuite des uhlans et leur fait
un prisonnier.
Dans les derniers jours de novembre, le général
Briand rappela sur la rive droite de la Seine le
2e bataillon de marche de la ligne; il le remplaça,
pour la défense d'Évreux, par
le 1e bataillon de la garde mobile des Landes
(commandant Beaume),
auquel il adjoignit les 1e et 3e bataillons de gardes
nationaux mobilisés de l'arrondissement du Havre
(commandants Pornin et Basille).
Entrée en campagne de la garde nationale mobilisée
C'est, en effet, vers
la fin du mois de novembre que l'on vit surgir en province
cette nouvelle milice.
Dès le 12 septembre, le
ministre de l'intérieur avait songé à utiliser les ressources
que pouvaient présenter les corps détachés
de la garde nationale; toutefois on ne forma, dès le
début, que des compagnies de marche, exclusivement
composées de volontaires.
Le 29 septembre, on organisa
des compagnies de gardes nationaux mobilisés,
comprenant, outre les volontaires qui n'appartenaient
ni à l'armée régulière ni à la mobile, tous les Français
âgés de vingt et un à quarante ans, célibataires
ou veufs sans enfants.
Lorsque M. Gambetta eut pris
les fonctions de ministre de la guerre, il s'occupa
de régulariser cette formation par une circulaire en
date du 11 octobre; enfin le 2 novembre, il décréta
une sorte de levée en masse par l'appel aux armes
de tous les hommes valides de vingt et un à quarante
ans.
L'armement des mobilisés consistait principalement
en fusils à piston mais, dans quelques grandes villes,
on leur avait donné des armes perfectionnées des
systèmes Enfield, Springfield ou Snider certains
bataillons avaient même des carabines Minié ou des
fusils Chassepot.
C'était encore là un des fâcheux
résultats de l'immixtion des autorités civiles dans les
affaires militaires.
Les villes faisaient concurrence
au gouvernement pour l'achat des armes, et les donnaient
à des compagnies, dites de marche, qui en
réalité ne furent jamais mises en route, tandis que
les mobiles, qui tenaient la campagne depuis deux
mois, n'avaient que de mauvais fusils de pacotille
qu'on vendrait difficilement aux peuplades des côtes
d'Afrique.
On avait aussi donné de l'artillerie aux
légions de mobilisés.
Au moyen des ressources des
départements et des villes et de cotisations particulières,
grâce aussi à la munificence de quelques
généreux citoyens, on avait pu, en Normandie, se
procurer quelques batteries Armstrong ou Whitworth
malheureusement elles ne furent pas utilisées,
et les canons, comme les fusils perfectionnés, eurent
rarement l'occasion de brûler une amorce.
Le commandant général Estancelin, chargé de
l'organisation des gardes nationales de la Normandie,
avait poussé activement celle des mobilisés.
Dans le département de la Seine-Inférieure, l'effectif
total de cette milice à la fin de novembre s'élevait,
pour les trois légions, à environ 15000 hommes;
mais la plupart des bataillons ruraux, au lieu d'être
réunis, restèrent dans leurs circonscriptions de recrutement
et ne furent appelés qu'à la dernière heure,
alors que leur concours, loin d'être utile, n'était plus
qu'une nouvelle source d'embarras.
Plusieurs de ces
bataillons, sans officiers ou avec des officiers élus,
avaient des armes sans munitions ou des fusils à
piston avec des cartouches métalliques quelques-uns
même étaient sans armes et n'avaient du soldat que
l'uniforme.
On pouvait leur appliquer l'expression de
Tacite : Nomen magis exercitûs, quàm robur.
Situation militaire sur la rive droite de la Seine à la fin de novembre
Dans le département de la Seine-Inférieure, te
général Briand occupait,
sur l'Andelle, les positions
que nous avons précédemment fait connaître.
Ses
troupes avaient été plutôt diminuées qu'augmentées,
car le 1e bataillon de la mobile des Landes était
passé sur la rive gauche de la Seine, à Pont-de-l'Arche,
d'où il avait été plus tard dirigé sur Evreux.
Par contre, l'artillerie, placée sous les ordres du chef
d'escadron Sauvé, s'était accrue, dans les derniers
jours de novembre, de la batterie de
la garde nationale mobilisée du Havre
(capitaine Rebuffet),
comptant six canons de 4 rayé de montagne et de la batterie
des volontaires de la garde nationale de Rouen
(capitaine Boursier), de six canons Whitworth,
ce qui portait au chiffre de trente pièces de
tout calibre cette artillerie composite et exotique.
Le corps de l'Andelle était, comme auparavant,
réparti en deux groupes, ayant le centre de leurs
commandements à Fleury-sur-Andelle
et à Forges.
Le corps de Fleury était, depuis le 12 novembre, sous
les ordres du colonel de Reinach,
du 12e chasseurs;
à Forges,
le lieutenant-colonel de Beaumont, du
3e hussards, avait remplacé, le 24 novembre, le
colonel d'Espeuilles promu général de brigade et
appelé à l'armée de la Loire.
Telle était la situation militaire dans la Seine-
Inférieure et l'ensemble des forces dont le général
Briand disposait au moment où
la 1e armée allemande
occupait la ligne de Compiègne
à Noyon.
Le 20 novembre,
le général de Manteuffel reçut de Versailles
l'ordre de marcher sur Amiens, et le même
jour il se mit en communication avec le comte de
Lippe, qui, comme on sait, attendait avec impatience
l'arrivée de ce puissant renfort.
Cette communication
une fois établie entre la Ie armée allemande et la cavalerie
saxonne, le détachement du prince Albert fut
rappelé à l'armée d'investissement et remplacé par
celui du comte de Lippe dans les positions qu'il occupait
sur la rivière de l'Epte.
Pour relier le détachement saxon et l'armée du général de Manteuffel, la
brigade des dragons de la garde (général-major comte
de Brandebourg II) avec un bataillon du 2e régiment
à pied et une batterie à cheval de la garde prussienne
furent dirigés le 24 novembre sur Clermont
et Beauvais.
Quant au comte de Lippe, il se mit en marche
sur Gisors le 25 novembre, et il s'établit avec sa division,
renforcée du régiment saxon des grenadiers du corps, sur la ligne,
qui s'étend de Gisors
à Magny par
Dangu et
Saint-Clair-sur-Epte.
Rencontres de Gournay et de Songeons, de Richeville et de Saint-Jean-de-Frenelle (28 et 29 novembre)
A peine installés dans leurs nouveaux cantonnements,
les Prussiens et les Saxons se mirent en devoir
de s'éclairer dans la direction
de l'Andelle; de
Beauvais, les patrouilles du
comte de Brandebourg
poussaient jusqu'aux environs
de Songeons et de
Gournay; là, nos hussards pourchassèrent,
les 28 et 29 novembre, des dragons
du 2e régiment de la garde prussienne
et leur tuèrent, blessèrent ou prirent
quelques hommes dans chacune de ces rencontres.
Du côté de Gisors,
le colonel de Miltitz du
17e régiment de uhlans saxons,
détaché à Dangu,
s'avançait sur Villiers-en-Vexin,
dans la matinée du 28 novembre,
à la tête de deux escadrons; là, il se
trouva face à face avec une de nos reconnaissances,
composée
d'un demi-bataillon de mobiles de l'Oise,
d'une compagnie de francs-tireurs, d'un escadron de
chasseurs et d'une section d'artillerie.
Il se retira
aussitôt sur Authevernes après avoir essuyé quelques
coups de feu, et il donna l'alarme à Magny
et à Gisors,
d'où les renforts ne tardèrent pas à lui arriver.
Dans
l'après-midi, les nôtres, voyant une forte colonne de
toutes armes déboucher par la route
de Vesly en
même temps qu'un autre détachement apparaissait
sur celle de Magny,
durent se replier sur Richeville
en échangeant quelques coups de canon.
Sur ces
entrefaites le reste
du 1e bataillon de la mobile de
l'Oise et
le 2e de la Seine-Inférieure
s'étaient portés
d'Écouis et de Cressenville
sur Boisemont pour
appuyer notre reconnaissance, en sorte que les deux
partis se trouvèrent déployés et complétement en
présence, à portée de la voix, entre Boisemont et
Richeville.
Il eût suffi d'un coup de feu pour déterminer
un engagement; mais la nuit était proche et,
après être restés quelque temps en observation, les
Saxons reprirent le chemin de Magny
et de Gisors,
tandis que nos troupes regagnaient leurs cantonnements.
Il devenait évident que l'ennemi commençait
à nous tâter d'une façon sérieuse et que les
Saxons, se sentant soutenus, n'allaient pas tarder à
entreprendre quelque mouvement offensif contre la
ligne de l'Andelle.
Le lendemain, en effet, le
comte de Lippe envoya
dans la même direction de nouvelles reconnaissances.
Vers onze heures, ses cavaliers arrivèrent
à Boisemont
qu'ils trouvèrent inoccupé de là, ils poussèrent
une pointe jusqu'au hameau
de Saint-Jean-de-Frenelle,
où ils essuyèrent quelques coups de feu; bientôt
leur artillerie entra en ligne, couvrit le hameau
d'obus et força les francs-tireurs qui l'occupaient à
se replier sur les bois de Mussegros.
Mais, à la vue
d'un bataillon de mobiles arrivé comme renfort, et
qui les menaçait en flanc sur la route de Gisors, les
Saxons jugèrent prudent de battre en retraite.
Ils
emmenèrent un sous-officier et deux ou trois uhlans
du 18e régiment
blessés dans cette rencontre, et ils s'installèrent
aux Thilliers-en-Vexin
avec un demi-bataillon,
deux escadrons et une section d'artillerie,
tandis qu'un détachement de même force entrait à
Etrépagny et s'y établissait.
Ces deux détachements
devaient opérer de concert, le lendemain, une attaque
au delà d'Ecouis,
contre la ligne de l'Andelle;
mais leur dessein échoua, ainsi qu'on va le voir,
par suite des dispositions que nous prenions au même
moment.
Nos troupes ayant réoccupé Vernon et Évreux sur
la rive gauche de la Seine,
le général Briand crut
que le moment était venu de frapper à son tour un
coup énergique sur la rive droite et d'essayer de déloger
les Saxons de Gisors.
Cette résolution venait
un mois trop tard.
C'était après le succès de Formerie,
et dans la première quinzaine de novembre,
qu'il eût fallu attaquer le comte de Lippe
et le prince Albert;
mais, comme nous l'avons mentionné plus
haut, ce fut à cette époque même que le général
Briand fut enlevé à son commandement.
Les événements
qui s'étaient déroulés depuis avaient changé
la situation des deux partis: la Fère avait capitulé
le 26 novembre, et le 27, le
général de Manteuffel
avait battu à Villers-Bretonneux
les jeunes troupes
du général Farre.
La chute de la Fère et la prise
d'Amiens assuraient à l'ennemi la possession de deux
forts points d'appui dans le Nord, et l'isolement
désormais absolu de l'armée de Rouen changeait
complétement les conditions de l'attaque opérée
quinze jours auparavant, elle aurait pu amener des
résultats décisifs, mais, au moment où elle fut entreprise,
elle ne pouvait produire qu'une simple diversion.
Néanmoins, tout le monde sentait qu'il fallait
enfin sortir de l'inaction c'est pourquoi le général
Briand résolut de tenter contre la ligne de l'Epte un
coup de main dont il fixa la date pour la nuit du
29 au 30 novembre.
Cette expédition fut dirigée et conduite par le général
Briand en personne,
avec l'aide du petit corps
de Fleury,
qui était commandé depuis quelques jours
par un de nos plus brillants officiers supérieurs de la
marine, le capitaine de
frégate Olry, ancien aide de
camp de l'amiral Bouët-VilIaumez
au début de la campagne.
Dans l'après-midi du 29 novembre, on
réunit à Ecouis la plupart des troupes appelées à
prendre part à l'entreprise.
Gisors devait être attaqué
de trois côtés à la fois.
A gauche, le colonel Mocquard,
qui avait formé à
Longchamps une colonne exclusivement composée de
corps francs et forte d'environ 1500 hommes, avec
quatre petites pièces de montagne, devait passer par
Saint-Denis-le-Ferment,
Éragny
et Villers-sur-Trie,
pour intercepter à Trie-Château
la route de Beauvais.
A droite, le
lieutenant-colonel de Canecaude, des
mobiles de l'Oise , suivi
de son régiment et du bataillon
des tirailleurs havrais, en tout 3500 hommes
environ, sans artillerie, avait reçu l'ordre de se porter
sur les Thilliers-en-Vexin.
De là, les tirailleurs havrais
(commandant Jacquot)
seraient allés enlever le
poste de Saint-Clair-sur-Epte
et prévenir ainsi
toute diversion par la route de Magny,
tandis que le
colonel de Canecaude,
continuant sa marche sur
Dangu, y aurait passé l'Epte,
et finalement aurait contourné
Gisors et coupé la retraite à l'ennemi par la
route de Pontoise.
La colonne principale, sous les ordres du général
Briand,
devait marcher directement sur Gisors.
L'avant-garde était formée par la compagnie des
francs-tireurs des Andelys
(capitaine Desestre) le
gros de la colonne se composait
du 2e bataillon de
marche des 41e et 94e de ligne
(commandant Rousset),
rappelé la veille d'Évreux,
du 1er bataillon de la Loire-Inférieure
(commandant Ginoux),
du 2e bataillon des Hautes-Pyrénées
(commandant Debloux) et
du 2e bataillon des Landes
(commandant Esplendes).
Puis
venait l'artillerie, placée sous les ordres du commandant
Sauvé et composée de cinq sections, dont
trois de 4 rayé et deux de canons obusiers de 12
enfin la réserve formée par
le 2e bataillon de la mobile de
la Seine-Inférieure (commandant Rolin),
et deux escadrons du 12e chasseurs (lieutenant-colonel
Laigneau).
Telles étaient les dispositions prises par le général
Briand pour son mouvement
sur Gisors, et les Saxons
ont bien voulu reconnaître, depuis, que cette entreprise
offrait de grandes chances de succès :
Dieses Manöver hatte alle Aussicht auf einen ziemlichen
Erfolg.
En effet, les forces totales de nos trois colonnes
s'élevaient à environ 10000 hommes et dix
canons, auxquels le comte de Lippe n'avait à opposer
qu'un régiment d'infanterie, seize escadrons et trois
batteries.
Avant de partir d'Ecouis, le général Briand réunit
les chefs de corps des colonnes de droite et du centre
pour leur donner ses instructions, et, à l'issue de cette
réunion, les montres furent réglées en vue d'une attaque
qui devait avoir lieu à cinq heures du matin sous
les murs de Gisors et dont le canon donnerait le signal.
Le plan était bien combiné et, exécuté de jour,
il aurait infailliblement réussi; mais, pour une marche
de nuit, il ne tenait peut-être pas assez compte
des divers incidents imprévus qui ne pouvaient pas
manquer de se produire avec des troupes novices,
ne connaissant pas le terrain sur lequel elles allaient
opérer.
Il était probable, d'ailleurs, que l'éloignement
du but à atteindre détruirait forcément l'harmonie
qui devait régner entre les différentes colonnes.
Sur ces entrefaites, et au moment de se séparer,
un franc-tireur revenant de la découverte confirmait
la nouvelle qu'Etrépagny
venait d'être occupé par
l'ennemi.
Rien ne fut changé néanmoins aux dispositions
prises, dans la crainte que le chef de la colonne
de gauche ne pût en être prévenu en temps
utile, et le général résolut d'enlever les obstacles qui
s'opposeraient à sa marche.
Combat d'Etrépagny
Etrépagny,
comme on l'a vu plus haut, était réellement
occupé par un demi-bataillon d'infanterie, deux
escadrons et une section d'artillerie.
Ces troupes,
qui avaient pris part dans la journée à la reconnaissance
sur Boisemont, étaient placées sous les ordres
du colonel de Rex, du régiment
des grenadiers saxons de la garde du corps;
elles devaient opérer le lendemain
une forte reconnaissance offensive au delà
d'Écouis, de concert avec le détachement
des Thilliers,
ayant la même force et la même composition
que celui d'Etrépagny et commandé par le lieutenant-colonel
de Trosky, du 18e uhlans.
Le 29 novembre, vers neuf heures du soir, les
troupes appelées à faire partie de l'expédition se mirent
en mouvement par un froid très-vif et au milieu
d'une obscurité profonde.
Nous allons suivre d'abord
la colonne principale, sauf à indiquer plus tard les
événements survenus dans les autres.
En avant-garde marchait la compagnie des Andelys,
sous les ordres du capitaine Desestre, un des
officiers de francs-tireurs les plus modestes et les
plus méritants; puis le général Briand avec son escorte,
suivi du reste de la colonne dans l'ordre indiqué
plus haut.
Un volontaire de Fleury-sur-Andelle,
M. Lecouturier, nous accompagnait en qualité de
guide, et avait contracté pour la durée de l'expédition
un engagement dans les chasseurs à cheval dont il portait
l'uniforme.
Vers minuit on arrivait au Thil.
Là,
le général désirant savoir si Etrépagny était réellement
occupé, M. Lecouturier partit seul à la découverte.
Au bout d'une demi-heure il était de retour;
il avait pénétré dans l'intérieur de la ville et appris
par un de ses amis la force de la garnison saxonne.
Etrépagny est traversé dans sa longueur par la
route de Rouen à Gisors,
et coupé perpendiculairement
en deux parties à peu près égales par la rivière
de la Bonde, qui se jette
à Bézu dans la Lévrière, l'un
des petits aflluents de l'Epte.
Les Saxons occupaient
la grande rue, depuis la rivière de la Bonde jusqu'à
l'extrémité ouest de la ville.
Ils avaient une compagnie
d'infanterie à la mairie, un piquet de cavalerie sous
les halles et une section d'artillerie sur la place du
Marché.
Les officiers étaient logés dans un hôtel
situé presque en face de la mairie; le reste de l'infanterie
était réparti au château la cavalerie dans
les fermes.
Le général Briand résolut de
traverser rapidement
Etrépagny,
avec son avant-garde et le bataillon de
marche, pour aller s'établir le long du cimetière et
couper ainsi à l'ennemi sa ligne de retraite, pendant
que les autres bataillons, conduits par des guides,
cerneraient la ville et en fouilleraient les maisons;
mais, avant que ses ordres pussent être transmis, on
était déjà en présence.
Il était environ une heure
et demie du matin; déjà les uhlans étaient venus
reconnaître notre tête de colonne et s'étaient repliés
en silence et sans coup férir.
Le généra], pour ne pas
leur laisser le temps d'annoncer notre approche et
d'organiser la résistance, excita son avant-garde à
prendre une allure rapide et se porta avec elle à une
centaine de mètres de
l'entrée d'Etrépagny.
Là, le cri
d'une vedette et le bruit d'un coup de feu retentirent
et furent bientôt suivis d'une violente fusillade.
Il est des moments où, surtout avec de jeunes
troupes, les chefs doivent payer de leur personne:
Le général Briand donna
bravement l'exemple, et, se
précipitant dans la ville, il entraîna à sa suite les
francs-tireurs des Andelys
et la tête du bataillon de marche.
Lorsqu'ils arrivèrent à la hauteur de la
mairie, le poste ennemi les accueillit par une vive
fusillade.
Plusieurs officiers saxons sortaient alors
à cheval de leur hôtel le
général Briand et sa suite,
l'épée à la main,
M. Lecouturier, le revolver
au poing, renversent les premiers qui se présentent; après
quoi ils traversent la ville dans toute sa longueur et vont
s'établir à l'autre extrémité, sur le côté droit de la
route.
Il s'engage alors dans les rues un combat général
et un feu de mousqueterie non interrompu.
Au milieu de cette nuit profonde, la lueur des coups de
feu éclaire seule fantassins et cavaliers, amis et
ennemis confondus dans la mêlée.
La tête du bataillon de marche, entrée
à Étrépagny
à la suite
des francs-tireurs des Andelys,
s'était trouvée coupée du reste de la colonne par le feu du
poste de la mairie.
Le commandant Rousset continua
néanmoins sa marche avec ses deux premières compagnies.
Il avait déjà franchi le pont et s'apprêtait à
rejoindre le général Briand, quand il entendit tout à
coup derrière lui le galop delà cavalerie.
C'étaient des uhlans qui, ralliés par des officiers
de dragons de la
garde saxonne, les seconds
lieutenants de Posern et
de Stralenheim, tentaient
bravement de se faire une
trouée penchés sur le cou de leurs montures, ils se
précipitaient vers Gisors
en déchargeant leurs pistolets
et en dardant leurs lances; mais, lorsqu'ils traversèrent
les rangs de la ligne, ils essuyèrent à bout portant
une fusillade qui coucha par terre chevaux et
cavaliers; ceux qu'avait épargnés cette décharge terrible
allaient tomber plus loin sous les balles des
francs-tireurs, et bien peu d'entre eux parvinrent à
s'échapper.
A la sortie de la ville, le général Briand,
à la tête de son état-major et de son escorte, chargeait
à son tour les fuyards, et, dans cette mêlée, il eut
un cheval tué sous lui; son guide, déjà blessé au début
de l'affaire, fut également démonté, vraisemblablement
par les nôtres, car le désordre s'était mis dans
nos rangs.
Le commandant Rousset fut
forcé de revenir sur ses pas pour rallier le reste
de son bataillon, qui, appuyé par
les mobiles de la Loire-Inférieure
(commandant Ginoux),
luttait encore en arrière du pont.
Dans cette contre-marche, nos soldats aperçurent
une masse sombre qui se mouvait dans l'obscurité
c'étaient les artilleurs saxons qui essayaient
de sauver leurs pièces.
Déjà l'une d'elles avait pu
s'échapper dans la direction de la gare, mais la seconde
resta entre nos mains, et les conducteurs n'eurent
que le temps de couper les traits sous une fusillade
qui en blessa grièvement plusieurs.
Peu de temps
après, le poste de la mairie fut enlevé après une assez
vive résistance.
Cependant, ne se voyant pas suivi, et craignant
que, par cette nuit épaisse, ses soldats ne tirassent'
les uns sur les autres,
le général Briand ramassa
les quelques combattants qu'il avait sous la main et
regagna à pied, par la route
de Saint-Martin, la queue
de sa colonne; il était plus de trois heures du matin
lorsqu'il la rejoignit, et, à ce moment, le feu avait
cessé de toutes parts.
Il lança aussitôt sur la route de
Gisors les
escadrons du colonel Laigneau,et
fit fouiller
Etrépagny par les troupes
qu'il avait sous la main, dirigeant lui-même l'opération.
Si la ville avait été
complétement cernée dès le début, pas un Saxon ne
s'en serait échappé; mais un ou deux bataillons de
mobiles s'étaient complétement fondus pendant l'action,
et c'est une chose dont il ne faut pas s'étonner
de la part de jeunes soldats qui n'avaient jamais vu le
feu, et qui débutaient par une attaque de nuit, opération
hérissée de dangers, féconde en méprises, dans
laquelle ne réussissent pas toujours les troupes les
plus expérimentées.
Il était près de six heures du matin
ayant perdu le bénéfice de la surprise et ayant
appris, en outre, l'insuccès de sa colonne de droite sur
Dangu,
le général Briand renonça
à son expédition sur
Gisors et se contenta du
résultat qu'il avait obtenu.
Dans cette affaire, nous avions eu huit hommes
tués et une quarantaine de blessés.
Le bataillon de
marche de la ligne, qui avait été le plus sérieusement
engagé, comptait à lui seul six tués et vingt-sept blessés;
il eut, en outre, à déplorer la perte du capitaine
Chrysostôme, un ancien officier, sorti volontairement
de la retraite dont il jouissait depuis de longues
années, pour aller mourir en soldat les armes à
la main.
Quant à l'ennemi, il avait subi des pertes très sérieuses
et, lorsque le jour parut, il vint éclairer
un lugubre tableau dont nous avons vainement cherché
la reproduction dans toutes les publications illustrées
de Leipzig une cinquantaine de chevaux abattus
ou mourants formaient à chaque pas de véritables
barricades; au milieu des armes, des casques et des
objets d'équipement qui jonchaient les rues, une
vingtaine de cadavres parmi lesquels ceux du comte
d'Einsidiel, capitaine
aux grenadiers saxons, et du
volontaire comte d'Eckstaedt,
gisaient çà et là dans
des flots de sang, au milieu des blessés, dont une quarantaine
furent portés dans nos ambulances.
Plus de cent prisonniers restèrent entre nos mains; parmi
eux, plusieurs officiers,
le capitaine baron de Keller,
le premier lieutenant et adjudant de Loeben, tous
deux des grenadiers du corps, et le second lieutenant
de dragons Haebler.
En outre, nos troupes rentrèrent
dans leurs cantonnements avec une foule
d'armes, de munitions et de chevaux, et l'une des
trop rares pièces de canon prises à l'ennemi pendant
cette triste campagne.
Notre succès était donc incontestable
à Etrépagny;
mais, ainsi qu'il était facile de le prévoir, les différentes
colonnes qui devaient opérer sur Gisors en
étaient à une distance trop grande pour qu'on pût
espérer qu'elles arrivassent avec précision aux positions
fixées, surtout si elles avaient à rencontrer l'ennemi
sur leur passage.
Rencontres des Thilliers et d'Eragny
Celle de droite, conduite par le
colonel de Canecaude,
arriva,vers deux heures du matin à l'entrée
des Thilliers-en-Vexin,
où elle essuya le feu du poste
qu'elle espérait surprendre mis en éveil par la fusillade
qui éclatait dans la
direction d'Etrépagny, le
lieutenant-colonel de Trosky
était sur ses gardes.
Après quelques décharges qui coûtèrent la vie à un
des nôtres, le désordre se mit dans les rangs des
mobiles et des francs-tireurs, qui rétrogradèrent
précipitamment sur Ecouis.
Cette panique était d'autant
plus regrettable, que les Saxons, de leur côté,
s'enfuirent avec la même précipitation sur la route de
Magny, abandonnant le village
des Thilliers, qui demeura
inoccupé pendant le reste de la nuit.
Ce fut seulement
dans la matinée que les Saxons revinrent plus
nombreux.
La commune, déjà frappée l'avant-veille
d'une contribution de guerre pour le fait de la reconnaissance
qui avait eu lieu sur son territoire, eut
également à souffrir de la rencontre nocturne dont
elle avait été le théâtre.
Le maire et plusieurs habitants
furent emmenés comme otages par le général
Senfft, qui les détint plusieurs jours
à Magny.
En
outre, cette échauffourée fournit aux Saxons l'occasion
de se vanter d'une apparence de succès.
Il leur
était difficile de ne pas avouer leur déconfiture à
Etrépagny, mais
ils alléguèrent qu'ils nous avaient
repoussés aux Thilliers
de telle sorte qu'à leur
compte il y aurait eu compensation.
La colonne de gauche, sous les ordres du colonel
Mocquard, n'avait pas rencontré de résistance sérieuse
sur son passage; toutefois sa marche ne s'effectua
pas sans incidents.
A Saint-Denis-le-Ferment,
village situé au fond de la vallée de la Levrière, les
francs-tireurs s'arrêtèrent pour réquisitionner des
chevaux.
Attirée par le bruit, une patrouille d'infanterie
du poste de Saint-Paër
s'approcha à la faveur
de l'obscurité, fit feu, et blessa au bras un officier des
éclaireurs de la Seine,
le capitaine Dazier.
Après
cette aventure, qui occasionna un feu de panique et
désagrégea la colonne,
les éclaireurs de la Seine,
suivis de quelques corps francs, continuèrent néanmoins
leur marche sur Gisors.
Vers quatre heures du
matin, ils franchirent l'Epte au pont du Prince, après
avoir enlevé la sentinelle qui le gardait.
Après une
courte fusillade, le poste saxon rétrograda à l'autre
extrémité d'Éragny,
pour attendre le jour et des renforts.
Poursuivant sa route,
le colonel Mocquard
arriva à l'heure fixée sur les
hauteurs de Villers-sur-Trie,
ou il attendit vainement le signal convenu.
Lorsqu'il vit que l'aube commençait à poindre, il dut
se résoudre à battre en retraite, ne remportant de son
expédition que la satisfaction de n'avoir pas manqué
au rendez-vous.
Son mouvement s'opéra sans
grande difficulté, les Saxons étant trop occupés du
côté d'Etrépagny pour songer
à l'inquiéter; il y eut,
cependant, quelques coups de feu échangés sans résultat
entre les francs-tireurs et un peloton de dragons
envoyé en reconnaissance à Éragny.
Après une
courte halte à Thierceville,
le colonel Mocquard se
dirigea par Hébécourt
sur Mainneville, où il prit ses
cantonnements; il avait perdu dans cette retraite un
traînard qui fut tué
à Saint-Denis-le-Ferment par la
même patrouille saxonne qui, la nuit précédente, y
avait blessé un officier des éclaireurs.
Le comte de Lippe n'avait pas tardé à apprendre
ce qui s'était passé
à Etrépagny par les premiers
fuyards arrivés
à Gisors vers deux heures et demie
du matin.
Il fit aussitôt sonner l'alarme et rassembla
à la hâte toute la garnison sur la route de Paris; il
fit rentrer le poste
de Bézu-Saint-Éloi et ne laissa de
ce côté de la vilte qu'un faible détachement chargé
de recueillir les débris
du colonel de Rex.
Si notre
marche eût été poursuivie, nul doute que les Saxons n'eussent
abandonné Gisors; car
leur grand'garde
d'Éragny,
qui s'était repliée après avoir échangé
quelques coups de feu avec les éclaireurs du colonel
Mocquard, avait annoncé
l'approche de forces considérables
qu'ils prirent pour notre corps
de Gournay.
Ils attendirent ainsi le jour dans la plus vive inquiétude,
et ils ne reprirent confiance que lorsqu'ils le
virent paraître sans avoir eu à essuyer une nouvelle
attaque les patrouilles qu'ils lancèrent sur
Eragny leur apprirent que
notre colonne de gauche
avait rebroussé chemin, et les échappés
d'Etrépagny
leur apportèrent la nouvelle que cette ville avait été
évacuée par nous;
le comte de Lippe se hasarda alors
à envoyer dans cette direction une reconnaissance
qui confirma la nouvelle de la retraite de nos troupes.
Les Saxons organisèrent alors une expédition
pour recueillir leurs morts et leurs blessés et aussi
pour se venger bassement de leur échec.
Afin de se
disculper de sa négligence, le
colonel de Rex avait
inventé une fable grossière qui a été reproduite dans
presque toutes les relations allemandes du combat
d'Etrépagny
malgré les précautions les plus minutieuses,
trotz der trefflichsten Sicherheitmassregeln,
il avait été, disait-il, attaqué simultanément et
de tous côtés par les habitants, et par une troupe
armée qui avait été cachée dans l'église:
zum Theil in Kirchen versteckt.
La vérité est que le colonel de
Rex se gardait si mal, que le guide du général Briand
avait pu pénétrer au
coeur d'Etrépagny sans que l'éveil
eût été donné qu'il n'y avait pas un seul soldat caché
dans l'église ni ailleurs, et que notre attaque ne surprit
pas moins les habitants que les Saxons euxmêmes.
Incendie d'Etrépagny (30 novembre)
Vers deux heures de l'après-midi, le détachement
entra sans résistance
à Etrépagny; il était composé
de trois escadrons, d'une compagnie d'infanterie
montée et de deux canons, sous les ordres du major
de Funcke, l'officier supérieur qui nous avait fait des
prisonniers à Ravenel dans des
circonstances qu'on
n'a pas oubliées, et qui allait avoir une nouvelle occasion
de se distinguer au milieu d'une population sans
défense.
Sur l'ordre de leurs chefs, les Saxons enfoncent
les portes, se saisissent des habitants atterrés et les
entraînent hors de la ville à coups de plat de sabre
et le pistolet sur la gorge; d'autres, munis de tampons
de foin qu'ils imbibent de pétrole, mettent le
feu aux maisons et n'épargnent même pas l'ambulance
où ont été soignés leurs blessés.
Quelques habitants
réussissent à sauver leurs demeures, mais ils n'y parviennent
qu'en graissant la patte à ces incendiaires.
Une soixantaine d'habitations, plusieurs fermes avec
leurs récoltes deviennent la proie des flammes des
chevaux de culture amenés dans les rues sont éventrés
à coups de baïonnette, avec une sauvagerie dont les
Bavarois eux-mêmes se fussent étonnés.
Vers quatre
heures, quand ils voient l'embrasement complet, les
Saxons reprennent le chemin
de Gisors, après avoir
pris l'infernale précaution de briser les pompes à incendie,
comme pour enlever à leurs victimes jusqu'à
la moindre lueur d'espérance.
Le premier soin des Saxons faits prisonniers le
matin par nos soldats avait été d'invoquer leur nationalité
et de faire appel à la sympathie de leurs
anciens alliés sur les champs de bataille.
Hélas !
quelques heures plus tard, leurs camarades se montraient
plus Prussiens que les Prussiens eux-mêmes,
et de même que ceux-ci ont trop souvent souillé leur
victoire, ceux-là eurent à coeur de déshonorer leur
défaite.