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La guerre dans l'ouest : campagne de 1870-1871
Chapitre 15 |
Événements en Normandie depuis la prise du Mans jusqu'à la bataille de Saint-Quentin.
Source : L. Rolin.
Formation d'une armée du Havre sous le général Loysel (12 janvier)
On a vu, dans le chapitre précédent, que pour renforcer
l'armée du général
Chanzy, le ministre de la
guerre avait prescrit la création d'un nouveau corps,
composé en grande partie des troupes de Normandie,
et que la garnison du Havre devait dans le principe
en former la 3e division.
Le commandement de cette
division fut dévolu à un évadé de Metz, le général
Loysel, qui avait précédemment fait partie
de l'état-major
de la région du Nord, en qualité de lieutenant-colonel,
jusqu'au départ du général
Bourbaki.
Attaché à la fin de novembre au corps du
général Jaurès,
il avait obtenu là un avancement rapide.
Arrivé au Havre le
12 janvier, il prit aussitôt
possession de son commandement.
Les troupes placées sous ses ordres
devaient primitivement, comme on le sait, être transportées
par Caen sur
Argentan; mais elles avaient
été remplacées dans la formation
du 19e corps par
celles du général
Saussier, et la division formée au
Havre par le général
Peletingeas avait été maintenue
dans cette place.
Quelques jours après son arrivée, le
général Loysel
étargit les cadres, déjà si faibles, de
cette division, en forma deux autres par l'adjonction
des mobilisés et prit le titre de général en chef
de l'armée du Havre.
La première division fut laissée
au général Peletingeas; la seconde confiée à un vrai
soldat, le général de brigade Berthe, ancien colonel
du 86e régiment d'infanterie.
Avant de rien entreprendre, le général Loysel fit
rentrer son armée dans les lignes de défense afin de
compléter son organisation.
L'artillerie était insuffisante;
on l'augmenta en dédoublant les batteries de
l'armée régulière et en armant celles de la mobile.
En ce qui concerne la cavalerie, il ne restait au Havre
qu'un escadron de hussards avec quelques éclaireurs
à cheval; on soumit les chevaux des particuliers à
une sorte de conscription, et on s'occupa de former
deux escadrons auxiliaires avec des mobiles.
Par malheur ces batteries et ces escadrons ne devaient
jamais rendre le moindre service.
Il en fut de même
d'un train auxiliaire, créé à grands frais avec des
voitures de réquisition, et qui ne fonctionna que dans
les rues de la ville.
Singulière destinée de l'armée du
Havre, qui allait finir par où elle aurait dû commencer:
on l'avait jetée en campagne, alors qu'on devait
avant tout songer à la former, et on s'occupait
maintenant de la former, alors qu'il aurait fallu
prendre résolûment l'offensive.
C'était ou jamais le
moment d'agir pour opposer une digue au débordement
prussien; il n'y avait plus qu'à marcher, sans
perdre de temps, avec les troupes qu'on avait sous
la main, si l'on voulait prendre part au dernier et
suprême effort tenté pour le salut de la France.
Effectifs des deux partis
Les forces dont le général
Loysel disposait étaient
les mêmes que celles qui ont été énumérées dans
un précédent chapitre.
Il faut y joindre toutefois
les troupes de la marine, qui formaient le noyau de la
résistance.
C'étaient d'abord les équipages de la division
navale de la basse Seine, qui était sous les ordres
du capitaine de
vaisseau Mouchez, chargé en même
temps du commandement de la place du Havre et de
la 2e division militaire.
La flottille comprenait les bâtiments
suivants:
La corvette à roues le Catinat
(capitaine de vaisseau
Mouchez);
les batteries flottantes la Protectrice
(capitaine de frégate Vallon)
et l'Imprenable
(capitaine de frégate Rallier);
l'aviso à hélice de 2e classe le Diamant
(lieutenant de vaisseau
Kerros);
les canonnières à hélice de 1e classe l'Oriflamme
(lieutenant de vaisseau
Pic-Paris) et
l'Etendard
(lieutenant de vaisseau
Maire);
les canonnières Farcy
la Mitrailleuse
(lieutenant de vaisseau Dupuis)
et l'Alerte
(lieutenant de vaisseau Masson);
enfin 4 chaloupes
à vapeur et 2 ordinaires, commandées par l'enseigne
de vaisseau Bonaffé.
L'armement de ces bâtiments
comprenait au total 36 pièces, dont plusieurs se chargeant
par la culasse; les calibres étaient ainsi répartis :
huit pièces de 19 centimètres, six de 16, six
de 14, quatre de 12 et douze de 4.
Le chiffre des
équipages s'élevait à près de 800 hommes.
Puis venaient les
1e et 2e compagnies de fusiliers
de Cherbourg
(lieutenants de vaisseau Crova
et Orlandini),
et un détachement du
1e régiment d'infanterie de
marine (sous-lieutenant
Larnuder), ce qui portait à
près de 1500 hommes l'effectif des marins.
Les troupes de terre avaient été diminuées par le
départ du 3e hussards
et surtout par les pertes résultant
des maladies;
mais, d'un autre côté, on avait organisé
le dépôt des mobiles de la Seine-Inférieure en
un bataillon de marche;
on avait complété l'escadron
des guides éclaireurs havrais;
on s'occupait de
la formation de deux escadrons
de marche de chasseurs;
enfin on avait créé de nouveaux corps auxiliaires
plus spécialement affectés au service de la
place, tels que le demi-bataillon des canonniers
marins, sans parler de
la garde nationale sédentaire.
Les forces réunies de terre et de mer formaient
un effectif total d'à peu près 33000 rationnaires.
L'armement comprenait environ 10000 fusils à
tabatière, 6000 chassepots, 6000 sniders, 6000
fusils lisses et 2000 rayés français, 1500 remingtons,
1000 carabines Minié ou fusils Enfield, et 500
mousquetons des systèmes Sharp, Spencer ou Springfield.
L'artillerie avait été réorganisée en six batteries
mixtes, comprenant ensemble dix pièces rayées
de 4, six canons rayés de 12, six pièces Armstrong, six
obusiers de montagne et six mitrailleuses Gatling.
Si ces forces, au lieu de rester concentrées dans
les lignes du Havre,
eussent été portées en avant,
n'eût-on fait qu'une simple démonstration en reprenant
les positions précédemment abandonnées aux
environs de Bolbec
par le général
Peletingeas, les
Prussiens auraient vraisemblablement évacué
Rouen
sans combat.
En effet, du côté de l'ennemi, la situation
militaire était la suivante :
Le général de Goeben,
qui avait succédé au général
de Manteuffel,
se trouvait aux prises avec son
infatigable adversaire, le général
Faidherbe; pour
maintenir sa supériorité, il avait appelé
de Rouen
douze bataillons et six batteries, c'est-à-dire une division
entière, dont il donna le commandement au général
de Goeben;
en sorte que le corps du général de
Bentheim
était diminué de moitié, en attendant qu'il
fût réduit davantage, par suite de l'inaction persistante
de nos forces de Normandie.
Le 12 janvier, le général
de Bentheim mandait
au commandant en chef de
la Ie armée prussienne que, par suite du départ pour
Amiens de trois nouveaux bataillons,
il ne lui restait
pas de forces suffisantes pour prévenir une attaque
sérieuse, et qu'il devait éventuellement songer à évacuer
Rouen : er an Aufgabe von
Rouen denken müsse.
Le général de Goeben,
de son côté, lui faisait
parvenir des instructions dans le même sens qui se
croisaient avec la précédente dépêche; il lui recommandait,
« pour le cas extraordinaire d'une attaque
faite par des forces supérieures, d'abandonner
Rouen et
de battre en retraite dans la direction de
Paris. »
Toute la question était de savoir comment
cette retraite s'opérerait le général de Bentheim
demanda des éclaircissements, et il lui fut répondu
« qu'il devrait se retirer sur Paris par la rive droite,
des circonstances extraordinaires pouvant seules
légitimer une retraite par la rive gauche.»
Ces instructions, depuis rendues publiques, répondaient
bien aux exigences de la situation militaire.
A la date du 14 janvier, la ville de
Rouen, où le général
de Bentheim avait toujours
son quartier général,
n'était plus occupée que par deux bataillons, un escadron
et une batterie;
il y avait, en outre, de petits
détachements à Buchy,
à Forges et
à Gisors, pour la
protection des chemins de fer et des communications.
Sur la rive droite de la Seine, le
général de Pritzelwitz
s'étendait avec quatre bataillons, dix escadrons et
quatre batteries sur la ligne qui passe par
Duclair,
Barentin, Pavilly et Clères.
Ce détachement occupait
là un poste d'observation et non de défense; en cas
d'attaque il devait se concentrer à Pavilly
et à Saint-
Jean-du-Cardonnay.
Depuis l'offensive du général
Roy, la rive gauche de la Seine était l'objet d'une
surveillance
particulière; cette tâche était dévolue au
général de Gayl,
qui couvrait Rouen de ce côté avec
sept bataillons, quatre escadrons et trois batteries.
Le général de Bentheim
faisait visiter les villes du
littoral, telles que Dieppe
et Fécamp,
par de fréquentes
patrouilles, craignant sans doute un débarquement
sur ces points; en outre, comme le général
Loysel, profitant de
son affaiblissement, aurait
pu prendre l'offensive, la destruction du chemin de
fer précédemment opérée à Ectot ne
lui parut pas suffisante,
et il entreprit encore de faire sauter le viaduc
de Mirville,
l'un des ouvrages les plus importants de
la ligne de Paris
au Havre.
Un détachement fut formé
et mis en marche à cet effet; il se composait de deux
compagnies du 45e, d'un escadron
renforcé du
10e dragons, d'une section de
pionniers et de deux
pièces d'artillerie, sous les ordres du capitaine de
dragons de Frantzius.
Rencontres de Bolbec et de Mirville (14 janvier)
Dans la matinée du 14 janvier,
ce détachement arrivait aux environs
de Bolbec, et
les habitants de cette ville étaient réveillés par plusieurs
décharges de mousqueterie qui éclataient en
face de l'église, et dont ils eurent bientôt l'explication.
Une patrouille du 10e dragons de la Prusse
orientale,
commandée par un officier, stationnait depuis
quelque temps dans les rues, lorsque des tirailleurs
havrais, venus de Saint-Antoine-la-Forêt,
aperçurent
ces cavaliers, et les saluèrent d'une fusillade qui les
mit aussitôt en fuite.
Au bruit des coups de feu, le
second lieutenant de Prittwitz-Gaffron,
chef de la
patrouille, quitta l'hôtel où il était descendu et essaya
de rejoindre sa troupe qui avait déjà disparu par la
route de Fauville; au lieu
de suivre cette route, il
reprit celle de Rouen;
une trentaine de francs-tireurs
l'y attendaient et l'étendirent roide mort, transpercé
de plusieurs balles.
Une heure après, on trouva caché
dans un bâtiment en construction l'ordonnance de
l'officier tué; on le questionna et on apprit que
le détachement,
dont nous avons fait connaître plus haut
la composition, était en marche sur
Bolbec.
En effet,
avant dix heures il arrivait sur les hauteurs de
Caltot;
là les Prussiens essuyèrent de nouveaux coups de
feu et perdirent un dragon; mais aussitôt l'artillerie
entra en ligne et, au premier coup de canon, les
francs-tireurs, voyant qu'ils avaient affaire à des
forces sérieuses, s'empressèrent de regagner leurs
cantonnements.
L'artillerie continua néanmoins de
couvrir Bolbec
de ses projectiles et de fouiller le
terrain dans toutes les directions.
Vers onze heures,
la canonnade cessa et, peu d'instants après, la colonne
prussienne fit son entrée dans la ville.
Lorsque les
capitaines de Frantzius, chef du
détachement, et
de Fiedler, commandant de l'infanterie,
apprirent la
mort du second lieutenant de Prittwitz,
ils se répandirent
en menaces et déclarèrent que si, avant trois
heures, une contribution de guerre de 50000 francs
n'était pas versée entre leurs mains, la ville serait
bombardée et mise au pillage.
Ils se calmèrent néanmoins,
après avoir parlementé, et ils consentirent
à accepter une somme de 27000 francs qui avait pu
être réunie et qui leur fut versée sur-le-champ.
Mais
cette convention ne fut pas ratifiée par le quartier
général, et le lendemain le
capitaine de Frantzius
signifia à la municipalité que la contribution était
portée à 100000 francs.
Quatre notables pris comme
otages et conduits à Roumare, près
du général de Zglinitzki,
exposèrent que la ville ne pouvait être rendue
responsable d'un fait de guerre qu'il n'était pas en son
pouvoir d'empêcher.
« Vous êtes si bien responsables,
répondit l'inflexible général, que si en ce
momentj'apprenais que pareil fait s'est reproduit à
Bolbec,
je vous ferais immédiatement fusiller tous
au pied de cet arbre ».
Cet inexorable ennemi était,
comme on le voit, décidé à appliquer dans toute sa
barbarie le principe de la responsabilité des communes.
La somme fut réunie et versée jusqu'au dernier
sou; mais, dans la matinée du 15 janvier,
sous le prétexte
qu'on avait tiré sur un de leurs postes, les Prussiens
livrèrent aux flammes le château de Tous-Vents.
Ainsi pour un homme tué, la ville de
Bolbec se vit
livrée à toutes les représailles de la guerre de terreur;
contributions, otages, bombardement, incendie,
rien n'y manqua, si ce n'est toutefois ce que dans
leur jargon barbare les Allemands appelaient le
« fusillement ».
Ces violences, qui avaient jeté la contrée dans une
profonde consternation, furent bientôt connues au
Havre.
Il eût été facile de punir ces incendiaires et
de les anéantir sur les ruines même qu'ils amoncelaient;
nos matelots et notre infanterie de marine,
jetés sur le rivage de la Seine ou sur le littoral, en
eussent fait promptement justice; mais aucun effort
sérieux ne devait être tenté, ni pour punir l'ennemi,
ni même pour l'empêcher de détruire l'important
viaduc de Mirville, qui
était le principal but de son
expédition.
Dès le 14 janvier,
un détachement de pionniers, escorté de
quelques dragons et d'un piquet d'infanterie, avait été
dirigé sur Mirville,
où il se mit en devoir de miner le
viaduc.
Le hasard voulut qu'un ancien officier de
spahis, chef des guides à cheval du Calvados, parti à
la découverte, arrivât vers cinq heurse du soir à la
station de Beuzeville avec une douzaine de cavaliers.
Ayant appris du chef de gare ce qui se passait, le capitaine
de la Villeurnoy,
à peine suivi, fondit sur
l'ennemi, le mousqueton au poing, avec la même assurance
que s'il eût été à la tête d'un escadron.
Troublés
dans leur opération, les Prussiens s'enfuirent à
toutes jambes, abandonnant leurs voitures et leurs
outils, et ne revinrent que dans la soirée avec du
renfort.
Le lendemain, pour permettre à ses pionniers
d'établir avec plus de sécurité leurs fourneaux de mine
et les garantir contre une nouvelle surprise, le capitaine
de Frantzius fit une pointe
dans la direction du
Havre.
Rencontre et combat de Saint-Romain (15 et 17 janvier)
De son côté, le général Loysel
crut qu'il suffirait,
pour se faire respecter, d'envoyer aux avant-postes
quelques corps francs; sur ses ordres, le
bourg de Saint-Romain et les
environs furent occupés
par le
2e bataillon des éclaireurs de la Seine
(commandant
Mabille),
les tirailleurs et les vengeurs du
Havre,
les francs-tireurs des Andelys, d'Elbeuf, du
Nord et de Rouen.
Ces forces réunies étaient
plus que suffisantes pour arrêter l'ennemi; par malheur
les corps francs avaient de la difficulté à se subordonner
non-seulement à l'armée régulière, mais
même entre eux, et ils continuèrent d'agir à leur fantaisie.
Vers dix heures et demie du matin, les premiers
dragons apparurent en vue
de Saint-Romain et furent
accueillis par une fusillade qui en mit un hors de
combat.
Bientôt les artilleurs prussiens prirent position
à sept ou huit cents mètres du bourg et ouvrirent
le feu: nos tirailleurs essayèrent de riposter; mais, par
suite du manque d'entente et de direction, ils ne tardèrent
pas à rétrograder en désordre, poursuivis par
l'artillerie ennemie qui leur lança une vingtaine d'obus.
A la suite de cette rencontre, qui n'occasionna de part
et d'autre que des pertes insignifiantes, le capitaine
de Frantzius reprit la route de
Bolbec.
Pendant
ce temps, ses pionniers, ayant achevé leur travail
de mine, faisaient sauter le viaduc
de Mirville; les
trois premières arches du côté de Paris étaient complètement
détruites, et, comme pour éclairer ces
ruines, les Prussiens, en se retirant, mettaient le feu
aux bâtiments d'une ferme voisine.
Cette destruction était achevée,
lorsque Saint-Romain
fut réoccupé le 16 janvier
par les divers corps
francs qui l'avaient abandonné la veille et qui n'allaient
pas tarder à se trouver de nouveau en face de
l'ennemi.
Le 17 janvier, en effet,
le capitaine de Frantzius
quitta
Bolbec
pour venir tâter les avant-postes du
Havre. Il avait formé son détachement en trois colonnes
qui arrivèrent à midi en vue de
Saint-Romain.
Ce bourg était gardé par
des francs-tireurs du Nord
(capitaine Janssens)
et des éclaireurs rouennais
(capitaine
Desseaux);
la 2e compagnie des tirailleurs
havrais
(lieutenant Bellanger)
et
les chasseurs-éclaireurs de
Bolbec
(capitaine Pimont)
tenaient la
droite, vers la route de Lillebonne;
les éclaireurs
de la Seine
(commandant Mabille)
s'étendaient à
gauche vers la route de Paris.
Les dragons, s'étant
avancés jusqu'à la hauteur de la Chapelle, se retirèrent
aux premiers coups de feu, en démasquant deux
pièces de canon qui tonnèrent aussitôt, et la fusillade
leur répondit de tous côtés.
Ces pièces s'étant approchées,
de position en position, jusqu'à environ
600 mètres de Saint-Romain,
devinrent le point de
mire des francs-tireurs; au bout de peu de temps,
quelques artilleurs et plusieurs chevaux tombèrent
tués ou blessés, en sorte que la canonnade se ralentit
un moment.
Mais, pendant ce temps, l'infanterie
prussienne s'avançait et attaquait notre ligne sur trois
points à la fois.
Son principal effort porta sur la ferme
Duparc qu'elle attaqua vigoureusement, et qu'une
section d'éclaireurs de la Seine
se vit forcée d'abandonner.
Par malheur, cet incident occasionna parmi
les francs-tireurs une méprise, qui fit chez eux plusieurs
victimes; bientôt la ferme Duparc fut reprise
par quelques éclaireurs, à la tête desquels s'était
élancé un jeune homme, Belge d'origine, Français de
coeur, le capitaine Janssens,
qui eut un cheval tué
sous lui et montra pendant l'action la plus grande
bravoure.
Les francs-tireurs se maintinrent dans
cette position; sur notre gauche, les Prussiens continuaient
de s'avancer, mais sur la lisière d'une ferme
qu'ils croyaient inoccupée, ils essuyèrent une décharge
qui les arrêta court et les força de battre en
retraite.
Il était environ deux heures de l'après-midi.
Nos pertes, dans cette affaire, furent de deux tués,
dont un officier,
le lieutenant Bellanger, appartenant
aux tirailleurs havrais, et de onze hommes
blessés, dont deux mortellement.
L'ennemi, de son
côté, avait subi des pertes à peu près égales; il laissa
trois des siens sur le terrain et emmena une dizaine
de blessés, dont un succomba peu de temps après.
Dans cette journée, la valeur individuelle avait pu
suppléer, chez nous, au manque de direction générale.
Le capitaine de Frantzius,
qui avait le dessein
de s'avancer ce jour-là jusqu'aux lignes du Havre,
n'avait pu accomplir son audacieuse tentative; par
malheur, en se retirant sur
Bolbec, pour ne plus reparaître,
il ne s'était que trop bien acquitté de la
première partie de sa mission:
Le viaduc de Mirville
était détruit, celui de Bolleville était également
rompu et la ligne du chemin de fer du Havre rendue
impraticable.
Libre désormais de toute préoccupation sur la
Seine, et sentant que le moment décisif approchait,
le général
de Goeben
s'empressa d'appeler de Normandie
de nouveaux renforts.
Le 18 janvier, quatre
trains de chemin de fer transportèrent encore de
Rouen à Amiens un régiment
et une batterie d'artillerie,
en sorte qu'à cette date, le général de Bentheim
ne disposait plus que de dix bataillons, seize escadrons
et huit batteries pour la surveillance des deux
rives de la Seine et pour l'occupation
de Rouen.
Il est bien certain que, si à ce moment on avait essayé
de reprendre cette ville, l'ennemi n'aurait pu en disputer
la possession; mais aucune démonstration ne
devait être faite par l'armée du Havre.
Sur la rive
gauche de la Seine, nos troupes avaient déjà évacué
depuis quelquesjours la ligne de la Rille, et nous allons
faire connaître les faits survenus de ce côté depuis
l'arrivée du général Saussier.
Après l'échec du 4 janvier, les troupes du général
Roy avaient repris leurs anciennes positions sur la
Rille, de Pont-Audemer
à Beaumont-le-Roger.
Chargé
le 5 janvier d'en
prendre le commandement, le général
Saussier forma sa division sur place; tout en restant
sur la défensive, il devait néanmoins chercher
son point d'appui vers l'Ouest, car il pouvait être
appelé d'un moment à l'autre à concourir au mouvement
du 19e corps
qui formait la gauche de la longue
ligne de bataille du
général Chanzy.
Cette position
du général Saussier,
en arrière de la Rille, avait
l'avantage d'être toujours une menace
pour Rouen;
il y resta donc aussi longtemps qu'il le put, envoyant
des partis et de fortes reconnaissances dans toutes
les directions.
Il était opposé, comme on l'a dit plus
haut, au général de Gayl, qui couvrait
Rouen sur la
rive gauche avec sept bataillons, quatre escadrons et
trois batteries, et s'étendait par ses avant-postes de
Bourgachard
à Bourgthéroulde et
à la Londe.
Pour
faire croire à des intentions offensives et dissimuler
l'envoi des renforts de Rouen
à Amiens, le général
de Gayl tâtait souvent nos positions
sur la Rille, quelquefois
avec de l'infanterie et du canon; il en résulta
quelques légers engagements.
Rencontres de Brestot (8 janvier), du Neubourg (11 janvier) et de Bourneville (13 janvier)
Le 8 janvier, une patrouille
de dragons lithuaniens,
partie de Bourgachard,
s'avançait jusqu'à Brestot,
sur la lisière de la
forêt de Monfort, et tombait dans les avant-postes des
mobilisés du Calvados qui
lui tuèrent deux cavaliers
et en blessèrent un troisième.
Le 11 janvier, les dragons
du même régiment rencontrèrent
au Neubourg les
francs-tireurs du Calvados
(capitaine Benoît) qui les
mirent en fuite, après leur avoir tué trois hommes.
Dans la soirée du 12 janvier,
le général Saussier
reçut du ministre de la guerre une dépêche qui lui
enjoignait de quitter immédiatement ses positions de
la Rille pour se retirer
par Lisieux
sur Argentan; on
venait d'apprendre que le
général Chanzy avait été
battu au Mans et se retirait sur la Sarthe; le général
Saussier était forcé de
se conformer à ce mouvement,
et il donna le signal de la retraite; dans la matinée
du 13 janvier, sa
division se mit en marche en trois colonnes
par les routes de
Brionne et Thiberville, Saint-Georges
et Lieurey, Pont-Audemer et Cormeilles.
Les
francs-tireurs avaient reçu l'ordre d'occuper les avant-postes,
qu'ils devaient garder encore quelques heures
après le départ de la division.
De son côté, le général
de Gayl avait précisément
choisi ce moment pour
pousser une forte reconnaissance sur la route de
Pont-Audemer.
Arrivés à peu de distance de Brestot,
où, comme on s'en souvient, ils avaient perdu trois
dragons quelques jours auparavant, les Prussiens
lancèrent sur le village une centaine d'obus, puis ils
s'étendirent par leur droite sur Étreville
et Bourneville,
pendant que
des chasseurs du 1e bataillon,
partis du Landin, se dirigeaient
sur Guerbaville et
fouillaient la forêt de Brotonne.
Il en résulta une
rencontre d'arrière-garde aux environs
de Bourneville.
Cette localité était occupée par environ cinq cents
mobilisés
du 3e bataillon de la légion de Caen
(commandant
de Cyresne), auxquels
étaient venus se joindre
une quarantaine d'éclaireurs de Normandie de la
2e compagnie
(capitaine Lumière).
Serrés de près par
l'ennemi, ces francs-tireurs avaient failli être pris la
veille dans la forêt
de Brotonne et n'avaient dû leur
salut qu'à la présence d'esprit du curé
de la Haie-de-
Routot, qui leur servit de guide.
Dans la matinée
du 13 janvier,
à la nouvelle de l'approche de l'ennemi,
deux compagnies de mobilisés, fortes d'un peu
plus de cent hommes, s'étaient déployées en tirailleurs
à environ un kilomètre à l'est
de Bourneville,
s'étendant du hameau des Coqs à la ferme du Bocage.
Vers dix heures, au moment où un épais brouillard
venait de se dissiper, les mobilisés se virent en
présence d'une forte reconnaissance prussienne, dont
ils n'étaient séparés que par l'étroit vallon du Callouet,
qui coupe à angle droit le chemin de Routot.
Bien
qu'armés de mauvais fusils à percussion, ils engagent
une fusillade qui maintient pendant quelque
temps l'ennemi à distance, et permet à leur bataillon,
resté à Bourneville,
de se retirer sur Pont-Audemer
sans être inquiété.
Bientôt, craignant d'être débordés
sur leur gauche, ils abandonnent la ferme du Bocage,
où cinq des leurs sont faits prisonniers.
Les
éclaireurs de Normandie,
accourus à leur secours,
restent seuls pour soutenir la retraite; mais, vers onze
heures, menacés à leur tour sur leur droite par une
centaine de cavaliers, qui se répandent dans la plaine
avec du canon, ils quittent leur position et regagnent
à travers champs la route
de Fourmetot.
Un des leurs, le caporal Vanier,
resté le dernier, se voit tout
à coup poursuivi par trois dragons.
Avec le sentiment
de supériorité que doit avoir tout fantassin
en face de quelques hommes à cheval, il continue sa
retraite sans se déconcerter, puis, quand ses
adversaires ne sont plus qu'à une cinquantaine de pas, il se
retourne, ajuste celui qu'il croit être le chef de la patrouille
et l'étend roide mort; après quoi il recharge
son arme et continue sa route, s'attendant à être
poursuivi.
Mais les cavaliers se sont arrêtés; l'un
d'eux met pied à terre pour relever celui qui est
tombé, l'autre galope après le cheval qui a perdu sa
monture.
Pendant ce temps, le caporal Vanier
gagne
Bourneville et
s'échappe en se jetant sur un cheval
de paysan.
Son coup de feu avait été le dernier de
la journée; il avait frappé au
coeur le capitaine de
Dressler, chef
de l'escadron des dragons lithuaniens.
Le 3e régiment d'infanterie prussienne
perdit un grenadier
dans cette rencontre; de notre côté, on eut
à déplorer la perte de deux hommes tués, cinq blessés
et six prisonniers.
A la suite de cette affaire, les mobilisés et les
francs-tireurs
se retirèrent sur la Touques pour rejoindre le
gros de leur division.
Mouvement du général Saussier sur Lisieux et Argentan
Le général Saussier s'était
porté en deux étapes
sur Lisieux; là il reçut l'ordre
de se diriger sur Mézidon,
où il transféra son quartier
général dans la soirée
du 17 janvier; il était chargé de
couvrir l'embranchement des lignes ferrées
de Lisieux
et d'Argentan,
point stratégique d'une certaine importance.
Sur ces entrefaites, le général Saurin,
qui
commandait la 2e division du 19e corps,
avait occupé
Falaise, et il ne tarda pas à y appeler la 3e, celle du
général Saussier; ces
deux divisions descendirent
alors sur Argentan
dont elles occupèrent les environs,
se reliant par leur droite à la gauche du général
Chanzy vers
Flers.
A partir de ce moment, le
général Saussier n'exécuta plus que des mouvements
sans importance, d'après les ordres du général Dargent,
commandant du 19e corps.
Ce mouvement de
retraite de nos troupes de la Rille avait produit un
fâcheux effet sur les populations de la basse Normandie,
très-disposées a la résistance.
Tout le département
de l'Eure et la lisière de celui du Calvados se
trouvaient ainsi abandonnés aux incursions des
partis ennemis.
Les patrouilles du général de Bentheim
ne pouvaient, il est vrai, s'aventurer bien loin
sur la rive gauche de la Seine; mais celles du général
de Rheinbaben, qui occupait la majeure partie de
l'Eure, allaient sillonner le reste du département
dans toutes les directions.
Nous allons rappeler en
peu de mots les événements survenus de ce côté
dans les derniers temps.
Le général de Rheinbaben se tenait toujours sur la
ligne de l'Eure, à Anet et à Ivry-la-Bataille.
Évreux,
occupé militairement depuis le 9 décembre, avait
eu à subir depuis la présence d'un préfet prussien,
nommé de Poremski; ce fonctionnaire était chargé,
comme ses collègues de Rouen et d'Amiens, de centraliser
les contributions de guerre, les impôts directs,
indirects et autres, ainsi que les réquisitions;
il s'acquittait de cette mission avec une rigueur
inexorable, et les contribuables du département de
l'Eure en conserveront longtemps le triste souvenir.
Il était appuyé, pour l'accomplissement de sa tâche,
par la brigade de Barby, qui occupait Évreux et Damville.
Cette brigade avait l'ordre de se tenir en communication
avec le général de Bentheim en outre,
elle faisait surveiller par ses éclaireurs la lisière des
forêts de Conches et de Breteuil, ainsi que le cours
de l'Iton, ce qui occasionna plusieurs rencontres.
Embuscades à Roman (10 et 11 janvier)
Le 10 janvier, une patrouille du 4e régiment de
cuirassiers, partie de Damville, se dirigeait sur Dame-
Marie, lorsque, sur le territoire de Roman, dans le
bois de Chagny, elle fut surprise par des francs-tireurs
qui lui firent cinq prisonniers:
Le lendemain
matin, d'autres cuirassiers, à la recherche de ceux
qui manquaient à l'appel, poussèrent par Dame-Marie
jusqu'à Saint-Ouen-d'Athez; à leur retour, ils tombèrent
dans une embuscade dressée au même endroit
que la veille, et, loin de ramener leurs camarades,
ils ne firent qu'augmenter le nombre des
prisonniers.
Huit d'entre eux furent pris dans ces
deux rencontres.
Rencontre de Gouville (17 janvier)
Le 17 janvier, les uhlans hanovriens de la brigade de Barby, qui occupaient Damville, établirent leurs avant-postes à Authenay, sur la route de Breteuil, et le même jour ils se présentèrent dans cette dernière ville; à leur retour ils essuyèrent, aux abords de Gouville, une fusillade qui blessa et démonta trois cavaliers, entre autres le lieutenant de Schôning, chef de la patrouille; cet officier serait resté entre les mains des francs-tireurs, sans l'indigne faiblesse de quelques habitants qui jugèrent plus conforme à leurs intérêts de le cacher et de ie renvoyer ensuite à Authenay sous un déguisement.
Marche du général de Rheinbaben sur Verneuil
Depuis quelques jours, le général de Rheinbaben
avait reçu l'ordre de flanquer le corps du grand-duc
de Mecklembourg, qui, après la prise du Mans, avait
été dirigé sur Alençon et dont nous suivrons la
marche dans le prochain chapitre.
Le général de
Rheinbaben envoya d'abord sur l'Huisne et sur la
Sarthe, à la rencontre du grand-duc, la brigade de
Bredow; puis, le 18 janvier, il quitta lui-même ses positions
sur la ligne de l'Eure pour établir son quartier
général à Verneuil.
Engagement du Fidelaire (18 janvier)
Dans ce mouvement, l'ennemi
explora la forêt de Conches, dont il n'avait
pas encore cherché à s'emparer; les 11e et 17e hussards
de la brigade de Redern poussèrent une reconnaissance
sur le Fidelaire, village situé au milieu de
la forêt et dont les habitants, énergiquement résolus
à se défendre, avaient conservé leurs armes; les hussards
surprirent d'abord le poste des gardes nationaux,
mais l'alarme fut aussitôt donnée; il s'ensuivit
un engagement qui dura plusieurs heures et
dans lequel trois habitants furent tués et cinq autres
faits prisonniers.
Ces braves gens avaient fait expier
leurs pertes à l'ennemi; les hussards de Brunswick
et de Westphalie eurent trois hommes tués et autant
de blessés dans cette affaire.
Le même jour, la brigade
de Barby quitta Damville pour se rendre à
Verneuil, et ses éclaireurs essuyèrent quelques
coups de feu sur leur passage; près de l'ancien château
de Montéan, sur la commune de Dame-Marie,
un cuirassier fut légèrement blessé par une décharge
de plomb de chasse, ce qui faillit coûter la vie à plusieurs
habitants inoffensifs.
Le lendemain, ce fut le
tour des uhlans hanovriens qui, en éclairant la route
de Bourth à Laigle, eurent un des leurs grièvement
blessé.
Bataille de Saint-Quentin et dernière sortie de l'armée de Paris(19 janvier)
Tandis qu'en Normandie quelques habitants isolés et sans appui risquaient ainsi leur vie pour défendre leurs foyers, des événements autrement graves s'accomplissaient dans les autres parties de la France; le 19 janvier, au moment même où l'armée de Paris tentait sa dernière sortie, notre armée du Nord succombait héroïquement à Saint-Quentin, et notre armée de l'Est, battue dans un combat de troisjours, commençait une retraite qui devait aboutir à la dernière et à l'une des plus lamentables catastrophes de cette guerre funeste.
SUITE ...