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La guerre dans l'ouest : campagne de 1870-1871
Chapitre 13 |
Mouvements offensifs des troupes de Normandie sur la basse Seine à la fin de décembre.
Source : L. Rolin.
Il est à regretter que nos mouvements offensifs,
effectués sur les deux rives de la basse Seine à la fin
de décembre, n'aient pas eu lieu quelques jours plus
tôt, car ils auraient certainement contraint l'ennemi
à renoncer à la possession
de Rouen.
Le général de Bentheim
avait en effet reçu,
dès le 21 décembre,
l'ordre d'envoyer comme renfort
à Amiens
la 2e brigade
de son corps d'armée, et, en déduisant cette
brigade et les petits détachements
de Buchy, de
Forges
et de Gisors,
il ne disposait plus que de douze
bataillons.
Si donc nos mouvements offensifs en Normandie
avaient précédé la journée
de Pont-Noyelles,
ils auraient pu en faire un succès pour nos armes.
Mais ces diversions sur la Seine ayant eu lieu trop
tard, isolément, et au moment de la retraite de notre
armée du Nord,
le général de Manteuffel
put renvoyer
à Rouen
les troupes qu'il en avait appelées
quelques jours auparavant.
Par suite du manque
d'entente entre nos divers chefs et de l'absence de
concert dans leurs opérations, rien n'empêcha l'en
nemi de conserver en son pouvoir Rouen et Amiens,
distants de cinq étapes, et, au moyen du chemin de
fer, resté intact entre ses mains, de jeter sur l'un ou
l'autre de ces points les forces qui lui étaient
nécessaires.
Sur la rive gauche de la Seine, le lieutenant-colonel
Roy, avait été, comme on
sait, placé à la tête des
troupes de l'Eure, sur
la proposition du général de
Lauriston, en remplacement du capitaine de frégate
de Guilhermy, victime
d'une sédition à Bernay.
Aussitôt son entrée en fonctions,
le colonel Roy,
auquel le titre de général de brigade à titre auxiliaire
fut conféré quelques jours plus tard, fit connaître
à Bordeaux son intention
de chasser les Prussiens
du département de l'Eure.
Le 22 décembre, le
ministre de la guerre lui répondit
« qu'il ne pouvait
pas penser à faire un grand mouvement offensif,
ni à s'emparer de la basse Seine; que son rôle était
de défendre pied à pied le terrain, et d'inquiéter
les partis ennemis. »
Néanmoins, le général Roy,
qui s'accommodait peu de la défensive, résolut de
tenter un mouvement en avant, espérant sans doute
entraîner par son exemple le
général de Lauriston,
militaire aussi brave qu'expérimenté, avec lequel il
se trouvait en désaccord.
Il sollicita, d'un autre côté,
le concours de l'armée du Havre, et il lui fut répondu,
le 26:
« Nous avons huit mille hommes sur
la route de Bolbec
à Goderville; nous en aurons
demain douze mille.»
A cette date, le général de
Bentheim venait de se concentrer
à Rouen néanmoins,
ses reconnaissances ne cessaient pas de surveiller
la ligne de la Rille, où elles se heurtèrent plusieurs
fois à nos avant-postes; ce qui nous amène à
reprendre le récit des événements militaires sur la
rive gauche de la Seine depuis l'entrée en fonctions
du général Roy.
Rencontre de Saint-Martin-du-Parc (19 décembre)
Le 19 décembre, un détachement du 41e régiment d'infanterie de la Prusse orientale s'étant avancé jusqu'à Saint-Martin-du-Parc, aux abords de Brionne, y fut attaqué par les francs-tireurs de Seine-et-Oise (capitaine Poulet-Langlet), repoussé après avoir eu deux hommes hors de combat, et poursuivi jusqu'au Bosrobert.
Rencontre de Montfort-sur-Rille (20 décembre)
Le 20, un détachement ennemi pénétra, par la forêt et le tunnel de Montfort-sur-Rille, jusqu'à la ligne terrée de Pont-Audemer, détruisit le télégraphe, se mit en devoir de couper le chemin de fer, et enleva trois mobiles des Landes, qui furent surpris dans une maison; mais, à la vue d'autres mobiles accourus pour délivrer leurs camarades, les Prussiens se sauvèrent en abandonnant leurs outils.
Rencontre d'Iville (21 décembre)
Le 21, une reconnaissance,
composée de mobiles
de la Loire-Inférieure et de
francs-tireurs de Louviers,
attaqua, près d'Iville,
un détachement du
1e régiment de la Prusse
orientale,
venu en réquisition
au Neubourg, leur tua
deux grenadiers et en
blessa un troisième, sans que cette, rencontre eût
occasionné, de notre côté, d'autre perte que celle
d'un homme mis hors de combat.
Sur l'ordre du général
de Lauristori,
Pont-Audemer
avait été réoccupé,
le 18 décembre, par environ
trois mille
gardes nationaux mobilisés
du Calvados,
commandés par le lieutenant-colonel
de Gouyon.
Rencontre de Saint-Ouen-de-Thouberville (23 décembre)
Le 21,
la 2e compagnie des
Éclaireurs de Normandie
(capitaine Lumière), renforcée
de quelques mobilisés, battit le pays
jusqu'à Bourgachard et
la Trinité;
le
23, ce détachement
venait d'arriver à
Saint-Ouen-de-Thouberville,
lorsque, à deux reprises, les éclaireurs prussiens, venus
de Moulineaux, y firent
leur apparition.
Ce furent d'abord quelques dragons lithuaniens
du 1e régiment qui tournèrent bride après
avoir eu un homme tué; puis un piquet du 41e régiment
d'infanterie, qui accourut au bruit de la fusillade,
et qui s'enfuit à son tour après un court engagement,
laissant aux mains des francs-tireurs un
sous-officier blessé et six prisonniers.
Le lendemain, les Prussiens, pour se venger,
vinrent mettre la commune
au pillage, lui imposèrent une contribution de
guerre de dix mille francs, levèrent de fortes
réquisitions,
et regagnèrent leurs cantonnements, après
avoir incendié la maison du maire.
Enfin, le 25,
les francs-tireurs de Rugles
et la
guérilla rouennaise eurent,
à Bourgtbéroulde, un
léger engagement, qui leur coûta la perte d'un
homme tué.
Mouvement offensif du général Roy
Ce fut le même jour que le général
Roy,
poursuivant son dessein de couvrir entièrement le
département de l'Eure contre les incursions de l'ennemi,
porta les forces dont il disposait sur la ligne
qui va de Bourgthéroulde
à Bourgachard et
à Routot.
Les 1e et 2e bataillons de l'Eure
s'établirent à Berville;
le 2e bataillon de l'Ardèche,
à Boissey-le-Châtel;
le 3e des Landes,
à Saint-Denis-des-Monts,
et celui
de la Loire-Inférieure, au
Neubourg.
Le mouvement
fut continué pendant les jours suivants.
Les 1e et 2e bataillons
de l'Ardèche
furent dirigés sur Bourgachard,
et le 3e de l'Eure
s'empara, le 27 ,
de Bourgthéroulde,
après avoir mis en fuite une patrouille
du 41e régiment prussien,
qui eut un sous-officier et
deux hommes blessés dans cette rencontre.
Le 3e
bataillon des Landes
alla occuper Thuit-Hébert;
le 3e de l'Ardèche ,
le Gros-Theil ,
et le bataillon des
mobilisés d'Elbeuf ,
Amfreville.
En même temps, le quartier général fut transporté
à Brionne.
Ce mouvement
du général Roy,
coïncidant avec celui du commandant
Mouchez sur
Goderville, fit que le général
de Bentheim abandonna
sans résistance les
postes établis sur sa ligne défensive,
de la Bouille à
Elbeuf, pour se
rapprocher de Rouen.
De ce côté de la Seine, le
colonel de Massow
n'occupait plus que
Grand-Couronne, avec un poste
à Château-Robert; à
l'est de la forêt de la Londe, les troupes faisant partie
de son détachement avaient repassé sur la rive droite
de la Seine dès le 24,
en détruisant derrière elles
les ponts d'Elbeuf
et de Saint-Aubin.
Effectif et positions des troupes de l'Eure
Les forces, dont le
général Roy disposait pour son
mouvement offensif, se composaient
du régiment des
mobiles de l'Ardèche
(lieutenant-colonel Thomas ) et
de celui de l'Eure
(lieutenant-colonel Power ),
des 1er et 3e bataillons des Landes
( commandants Condoumy
et Bétat ),
du 6e de la Loire-Inférieure (commandant
Manet ),
et du 5e bataillon des mobilisés
de la légion de Rouen
(commandant Goujon) :
en tout, dix bataillons, auxquels il faut ajouter une
quinzaine de corps francs, ayant à peine la valeur
moyenne d'une section, et dont nous allons donner
la liste par ordre alphabétique:
1e et 2e compagnies
d'Eclaireurs de Normandie
(capitaines Trémant et
Lumière);
1e et 2e compagnies des
francs-tireurs du Calvados
(capitaines Pascal et Benoît);
celles de Breteuil
(capitaine Glaçon),
de la Dive
(capitaine de
Logivière),
de Dreux
(capitaine Laval),
de l'Eure
(capitaine Lortie),
d'Evreux
(capitaine Thionet),
de
Lisieux
(capitaine Fresnel),
de Louviers et du Neubourg
(capitaine Golvin),
du Puy-de-Dôme
(capitaine Bezelgues),
de Rugles
(capitaine Bonnet),
de Saintonge
(capitaine Planty),
de Seine-et-Oise
(capitaine Poulet-Langlet),
et enfin la guérilla rouennaise (capitaine
Buhot).
Quant à la cavalerie, elle faisait complètement
défaut, sauf un peloton de gendarmes qui
était chargé du service de la prévôté et de celui
des dépêches, et sur lequel on ne pouvait pas compter
pour s'éclairer.
Le 12e régiment de chasseurs , qui
avait fait précédemment partie de l'armée de Rouen,
restait avec le général de Lauriston
à Lisieux, en
seconde ligne et éloigné du théâtre des opérations.
L'artillerie comprenait une batterie de quatre pièces
de 4 rayé de montagne, des mobiles des Côtes-du-Nord
(lieutenant Rabeil );
une de quatre pièces Armstrong,
des mobiles des Basses-Pyrénées (capitaine
Thiesson);
enfin une de six pièces de 4 de montagne,
des mobilisés du Calvados
(capitaine Frémont).
Ces forces réunies formaient un effectif d'une dizaine de
mille hommes, avec quatorze pièces d'artillerie.
Elles furent réparties de la manière suivante:
La colonne de droite, qui devait opérer à l'est de
la forêt de la Londe,
était composée du
3e bataillon de l'Ardèche,
du 5e bataillon de mobilisés de la légion
de Rouen, et de la
compagnie des francs-tireurs de
Louviers, avec deux canons de montagne.
Dirigée provisoirement par le commandant
Goujon , elle fut
renforcée du 2e bataillon de la mobile de l'Eure
(commandant Ferrus),
et à dater du 1e janvier, elle passa
sous les ordres du commandant de Mongolfier,
des
mobiles de l'Ardèche.
La colonne de gauche, destinée à agir à l'ouest
de la forêt, sous les ordres du lieutenant-colonel
Thomas, comprenait
les 1e et 2e bataillons de l'Ardèche
avec le 3e des Landes, plusieurs corps francs,
quatre pièces de 4 de montagne et deux pièces
Armstrong.
Enfin, les 1e et 2e bataillons de la mobile de l'Eure
le 1e bataillon des Landes, de nouvelle formation;
le 6e bataillon de la Loire-Inférieure, avec la batterie
du Calvados, se trouvaient soit en réserve, soit détachés
pour couvrir la droite de la ligne, et restaient
sous le commandement direct du général Roy.
Les mobilisés du Calvados ayant reçu du général
de Lauriston l'ordre d'occuper les positions que les
troupes de l'Eure venaient de quitter sur la Rille,
le général Roy détacha
le 1e bataillon des Landes
vers Elbeuf et
Amfreville, et
le 6e de la Loire-Inférieure,
au Neubourg,
afin de couvrir son flanc droit.
Après avoir pris ces dispositions, il résolut d'accentuer
son mouvement en avant, de façon à occuper
la ligne qui s'étend
d'Elbeuf
à la Bouille, à fermer
complétement la presqu'île du Rouvray, et à empêcher
ainsi l'ennemi de faire des incursions sur la
rive gauche de la Seine.
Pour l'intelligence des opérations qui vont suivre,
il nous parait nécessaire de jeter un coup d'oeil rapide
sur la configuration du terrain.
En amont et
en aval de Rouen,
la Seine décrit dans son cours
plusieurs inflexions brusques, semblables à celles
qu'elle forme à Gennevilliers
et à Argenteuil, après
avoir traversé Paris.
Serpentant d'Elbeuf
à Rouen,
puis se repliant sur elle-même vers la Bouille pour
se redresser jusqu'à Duclair, elle redescend ensuite
vers Yville et continue plus loin ses sinuosités.
L'observateur, parti de Rouen
par la route d'Honfleur,
voit
à sa gauche une chaîne de hauteurs boisées qui s'étagent
successivement pour devenir de plus en plus
escarpées; il trouve à sa droite une plaine d'une largeur
moyenne d'un kilomètre, s'étendant jusqu'à la
Seine, coupée de ruisseaux, de fossés, de haies, et
complétement impraticable.
Au sortir de Grand-Couronne, la route se bifurque
et jette un embranchement
sur Elbeuf, puis serrant de plus près les collines,
elle traverse le village de Moulineaux, et, à
partir de ce point, elle s'élève sur les flancs
des coteaux,
entre des talus de déblai et de remblai; elle
passe ensuite au pied d'un petit plateau sur lequel se
trouvent les ruines de l'ancien manoir féodal des ducs
de Normandie, connu sous le nom de château de
Robert le Diable.
Ce plateau commande la route et,
sur le revers opposé, il s'étend en pente plus douce
jusqu'à un vallon étroit que suit la ligne du chemin
de fer de Rouen
à Serquigny.
Dans un petit col situé
entre Château-Robert
et un mamelon qui le domine
à l'est, s'embranche la nouvelle route
de la Bouille à
Elbeuf.
A environ quatre kilomètres à vol d'oiseau,
dans la direction de
Château-Robert
à Elbeuf, s'élève
un autre plateau, celui
d'Orival, ayant ses vues sur le
débouché du vallon du chemin de fer ainsi que sur
les routes qui vont de Grand-Couronne
et d'Oissel à
Elbeuf;
la jonction de ces routes a lieu au pied même
du plateau, dans un défilé très resserré, formé d'un
côté par la Seine, et de l'autre par des falaises presque
à pie.
Les positions de Château-Robert
et d'Orival
sont séparées par la forêt
de la Londe, et il n'existe
aucun chemin praticable pour franchir le vallon qui
les relie entre elles elles forment donc, par rapport
à la boucle de la Seine, comme les extrémités d'un
immense fer à cheval c'était cet isthme étroit qu'il
s'agissait d'occuper en force, afin de fermer complètement
la presqu'île du Rouvray.
Rencontre d'Orival (28 décembre)
Dans la journée du 28 décembre, les abords de la
forêt de la Londe furent
explorés par plusieurs compagnies
de la mobile de l'Eure;
des éclaireurs de Normandie
(capitaine Trémant) et
des francs-tireurs
de la 1e compagnie du Calvados échangèrent des
coups de feu dans le voisinage
d'Orival avec les avant-postes
du 1e régiment prussien, qui eut dans ces
rencontres quatre ou cinq hommes tués ou faits prisonniers.
Prise de Château-Robert et du plateau d'Orival (30 décembre)
Dans la soirée du 29, des ordres furent
donnés pour l'occupation
de Château-Robert
et d'Orival,
et le lendemain, le général
Roy, accompagné du
colonel Power,
son chef d'état-major, alla s'installer
à Bourgthéroulde
pour surveiller de plus près l'exécution
de ce mouvement.
Le colonel Thomas,
avec les 1e et 2e bataillons de
l'Ardèche et
le 3e des Landes, avait pour mission
d'agir dans la direction
de Château-Robert et d'attaquer
le carrefour de la Maison-Brûlée,
où l'on supposait
l'ennemi assez fortement établi.
Divers corps
francs, réunis sous le commandement du capitaine
Trémant et
appuyés par la mobile de l'Eure, devaient
traverser la forêt de la Londe,
enlever les petits
postes établis le long de la ligne du chemin de fer
ainsi que celui
de Château-Robert.
Enfin, la colonne
du commandant Goujon
avait l'ordre de s'emparer
du plateau d'Orival.
Sur notre gauche,
à la Maison-Brûlée, l'ennemi,
prévenu de notre approche, avait évacué la position,
que le colonel Thomas
occupa sans coup férir.
Sur
la ligne du chemin de fer,
le 1e bataillon de l'Eure
rencontra un petit poste établi dans la maison d'un
garde-barrière; il y eut là un léger engagement dans
lequel un Prussien fut blessé et un autre fait prisonnier.
Au centre, les francs-tireurs, réunis au nombre de
5 à 600, atteignirent vers une heure de l'après-midi
les hauteurs de Château-Robert.
Surpris et n'étant
pas en force, les fantassins prussiens qui gardaient
ce poste n'opposèrent qu'une faible résistance; après
une courte fusillade, ils s'enfuirent, abandonnant sur
le terrain deux ou trois des leurs, et ils furent poursuivis
jusque dans Moulineaux;
deux compagnies du
41e régiment,
qui occupaient ce village, se sauvèrent
également en laissant leur repas inachevé, et allèrent
s'abriter derrière les tranchées ébauchées par nous
pour la défense de Rouen.
Le 3e bataillon de la mobile
de l'Eure
(capitaine de Rostolan),
entré à Moulineaux
sur ces entrefaites et excité par ce succès facile,
voulut à son tour continuer la poursuite; il
s'avança en colonne et d'assurance dans la direction
du Grésil;
mais l'ennemi, qui avait établi une batterie
à environ un demi-kilomètre au sud
de Grand-Couronne,
sur la route
d'Elbeuf, ouvrit le feu tout à coup,
et ses premiers obus tombant au milieu de ce bataillon
y causèrent des ravages qui l'arrêtèrent court et
le forcèrent à se jeter dans les bois.
Une douzaine
de mobiles tombèrent gravement blessés, plusieurs
mortellement, et parmi ces derniers,
le lieutenant de Champigny.
Notre colonne de droite s'empara sans grande
difficulté des positions
d'Orival qui, à l'est
de la forêt de la Londe, dominent la Seine et
la ville d'Elbeuf.
Vers dix heures du matin,
les francs-tireurs de Louviers
et du Neubourg,
déployés en tirailleurs en avant
de la colonne, couronnèrent ces hauteurs, débusquèrent
les postes ennemis qui occupaient le Pavillon
et ouvrirent le feu sur les mineurs qui, depuis
plusieurs jours, travaillaient avec acharnement pour
détruire le viaduc d'Orival.
Mais, pendant ce temps,
un détachement ennemi, commandé par le lieutenant-
colonel de Massow,
du 1e régiment de dragons,
était parti des Authieux
avec quatre pièces de canon
et se dirigeait sur Elbeuf pour y lever
une forte contribution
de guerre, sous le prétexte gratuit, c'est-à-dire
intéressé, d'un coup de feu tiré sur une sentinelle,
véritable querelle d'Allemand, qui n'avait d'autre
but que d'extorquer à la ville une forte somme.
L'artillerie
prussienne s'étant mise en batterie près de
Saint-Aubin,
fouilla de ses projectiles les hauteurs
opposées et força nos tirailleurs à se retirer.
Le 3e bataillon de l'Ardèche
(capitaine Reboullet) étant
arrivé sur ces entrefaites, prit position au rond-point
du Pavillon,
tandis que les mobilisés du bataillon
d'Elbeuf se plaçaient le long de la crête qui domine
la Seine, en face du chemin de fer.
Quant aux Prussiens,
ils s'étaient retirés dans les maisons
du Gravier;
en outre, un fort détachement occupait la gare
de Saint-Aubin
avec les quatre pièces d'artillerie.
Vers deux heures, au bruit de la fusillade qui éclatait
vers Château-Robert,
le commandant Goujon
établit sur la plate-forme
du Pavillon sa section de
canons de montagne, ouvrit le feu et lança une première
volée à la batterie ennemie.
Bien que surpris,
les Prussiens ripostèrent par une dizaine d'obus;
mais une nouvelle décharge des nôtres tombant au
milieu d'eux, leur blessa un artilleur, et força les
autres à prendre une position couverte, hors de notre
portée, derrière les maisons
de Saint-Aubin.
Alors
une de leurs pièces lourdes,
prenant le Pavillon pour
point de mire, l'atteignit trois fois de suite avec une
précision remarquable et fit taire nos deux canons
de montagne.
Un peu plus tard, les tirailleurs du
bataillon de mobilisés tentèrent de s'emparer du pont
d'Orival mais
à peine, étaient-ils sortis de la forêt
qu'ils y furent ramenés par une grêle de projectiles.
A quatre heures l'engagement était terminé.
Grâce aux positions avantageuses occupées par les nôtres,
leurs pertes se bornèrent dans cette journée à un
franc-tireur tué et deux hommes blessés, parmi lesquels
le commandant Goujon,
qui eut la jambe traversée
par une balle.
De leur côté, les fantassins du
1e régiment et les artilleurs prussiens eurent quatre
ou cinq hommes hors de combat.
Ainsi, dans la soirée
du 30 décembre, nous occupions
la ligne de défense précédemment choisie par
l'ennemi, de la Bouille
à Elbeuf.
Ce voisinage ayant
paru inquiétant au général
de Manteuffel, il résolut
de se rendre compte par lui-même de la situation; un
train spécial l'amena d'Amiens
à Rouen dans la matinée
du 31 décembre.
Il était suivi d'un bataillon,
et il annonça des renforts plus considérables, entre
autres le 44e régiment d'infanterie.
Dès son arrivée,
il donna au général de Bentheim
l'ordre de faire sur
la rive gauche de la Seine une reconnaissance offensive
avec cinq bataillons, afin de s'éclairer sur nos
positions et nos forces.
Dans la matinée du 31 décembre,
le colonel baron
de Meerscheidt-Hüllessem,
à la tête du bataillon du
41e régiment qui, repoussé la veille
de Château-Robert,
occupait alors Grand-Couronne, se porta sur le
village de Moulineaux,
qu'il attaqua; il était soutenu
par un bataillon du 1e régiment et appuyé par une
batterie qui avait pris position sur la route de Grand-
Couronne à Elbeuf.
Après avoir essuyé quelques
coups de canon, une grand'garde
de mobiles de l'Ardèche,
établie à Moulineaux,
n'eut que le temps de se
replier pour ne pas être enveloppée.
Château-Robert
n'était alors que faiblement gardé par une compagnie
de mobiles des Landes et par les francs-tireurs
d'Évreux.
Pour se couvrir, ces compagnies avaient
détaché deux postes, l'un sur la ligne du chemin de
fer, l'autre sur le mamelon qui s'élève en avant de
Château-Robert.
Ce dernier poste fut surpris par
les Prussiens, qui, apparaissant tout à coup sur les
hauteurs, firent pleuvoir sur les défenseurs du château
une grêle de balles.
Bien qu'attaqués à l'improviste,
nos soldats ripostèrent vivement, et dès les
premiers coups ils virent tomber un officier qui
s'avançait à cheval au milieu des tirailleurs ennemis.
Quelques instants après, le poste du chemin de fer
était également attaqué par une autre colonne et
forcé de se replier après l'échange de quelques décharges.
Dans ce mouvement de retraite à travers
les bois, une cinquantaine de mobiles des Landes
furent poursuivis et pris par l'ennemi, qui s'étendait
sur notre droite pour cerner Château-Robert, où le
combat se trouva concentré.
Là, sur la plate-forme
du château, une trentaine de francs-tireurs et de
mobiles opposèrent aux assaillants une énergique
résistance; mais bientôt cette poignée de braves gens,
écrasée par le nombre, fut forcée de mettre bas les
armes.
Le capitaine Thionet,
des francs-tireurs d'Evreux,
avec son sous-lieutenant et une douzaine
des siens, resta au pouvoir de l'ennemi, ainsi que sept
ou huit mobiles des Landes.
Pendant l'action, les
francs-tireurs du Puy-de-Dôme
(capitaine Bezelgues)
et ceux de Saintonge
(capitaine Planty), au nombre
d'une soixantaine en tout, étaient accourus au bruit
de la fusillade et avaient pris part à l'engagement qui
leur coûta trois hommes tués et quelques blessés.
En ce moment arrivait le général Roy; parti de
Bourgthéroulde,
il venait visiter ses avant-postes et
les positions conquises la veille.
Il ne put aller jusqu'à
Château-Robert qui venait de tomber au pouvoir
de l'ennemi, et il s'occupa aussitôt de rassembler des
troupes pour le reprendre.
Une compagnie
du 3e bataillon des Landes
(capitaine de Behr) est d'abord
dirigée sur ce point à travers la forêt;
à peu de distance
du plateau elle rencontre l'ennemi, qui s'avance
également sous bois; quelques fusiliers prussiens, se
voyant tout à coup face à face avec les mobiles dont
ils essuient les coups de feu, lèvent la crosse en l'air
et font signe qu'ils veulent se rendre; nos soldats les
abordent, et, les considérant comme prisonniers,
échangent avec eux leurs coiffures; le capitaine
français se dirige vers le chef du détachement ennemi
et l'invite à mettre bas les armes; mais ce dernier,
se sachant suivi du gros de sa troupe, veut à son tour
retenir prisonnier son interlocuteur, et une rixe s'engage
entre ces deux officiers; le capitaine de Behr se
précipite sur son adversaire et lui arrache la croix
qu'il porte sur la poitrine, mais il essuie deux coups
de revolver, et à ce signal la fusillade recommence.
Une compagnie de la mobile de l'Ardèche
(capitaine Tournaire), envoyée comme renfort à celle des
Landes et arrivant sur ces entrefaites, faillit être
victime d'une méprise semblable.
Ces deux compagnies
n'eurent que le temps de s'enfoncer dans les
bois, et elles purent rejoindre leurs bataillons sans
avoir subi de pertes sensibles.
D'autres détachements, rassemblés à la hâte, furent
également dirigés sur le lieu de l'engagement; mais
la vue des morts et des blessés produisit chez nos
jeunes soldats un mouvement d'hésitation qu'augmentait
encore leur ignorance des chemins de la
forêt.
La situation devenait inquiétante, car les
éclaireurs ennemis n'étaient plus qu'à quelques centaines
de mètres du carrefour de la Maison-Brûlée .
A cet instant arrivèrent heureusement deux nouvelles
compagnies, les 2e et 6e du 2e bataillon de l'Eure ,
commandées par le capitaine de Bonnechose et composées
en grande partie de jeunes gens originaires de
la localité et connaissant parfaitement le pays.
Le
capitaine de Bonnechose les fit déployer en tirailleurs
et la fusillade s'engagea de nouveau.
Perte et reprise de Château-Robert
Surpris par ce
retour offensif, les tirailleurs prussiens s'arrêtèrent
et se replièrent sur Château-Robert, qui fut vivement
attaqué et repris par nos mobiles, sans qu'ils eussent
subi d'autre perte que celle de trois ou quatre hommes
hors de combat.
Après avoir dégagé le plateau,
ils aperçurent une colonne profonde qui se formait
sur la route de Grand-Couronne ; ils la couvrirent
de balles et elle se mit aussitôt en retraite, emportant
ses morts et ses blessés mais elle emmenait aussi nos
prisonniers; en outre, elle avait atteint le but de
son mouvement offensif, qui était de s'éclairer sur
nos forces.
Nous restions donc maîtres
de Château-Robert,
qui fut réoccupé par
le 1e bataillon de l'Ardèche
(commandant de Guibert) mais l'attaque de
cette position par l'ennemi nous avait malheureusement
occasionné des pertes sensibles; outre soixante-douze
mobiles et francs-tireurs faits prisonniers,
nous eûmes dans cette affaire une dizaine de
tués et une trentaine de blessés.
L'ennemi, de son
côté, avait payé sa tentative par la perte d'une dizaine
d'hommes tués et de vingt et quelques blessés, dont
un officier; ils appartenaient pour la plupart au
41e régiment d'infanterie de la Prusse orientale.
Tandis que ces événements se passaient
à Château-Robert,
d'autres engagements avaient lieu sur notre
droite, à l'est de la forêt de
la Londe.
De ce côté, les
nôtres avaient recommencé au point du jour leur
guerre d'escarmouches aux abords du pont du chemin
de fer, et, dans cet échange de coups de fusil,
un officier des francs-tireurs de Louviers ,
le lieutenant Duchemin
tomba mortellement blessé.
Engagement d'Orival (31 décembre)
Dans l'après-midi, les Prussiens poussèrent également dans
cette direction une forte reconnaissance offensive.
Vers une heure, une colonne d'environ 5 à 600
hommes franchit le pont
d'Orival, gravit les hauteurs
opposées et engagea une vive fusillade avec une
grand'garde de l'Ardèche établie dans la forêt.
Bien qu'attaqués à l'improviste, les mobiles, retranchés
derrière des abatis, opposèrent à l'ennemi une énergique
résistance.
Bientôt, à l'appel du capitaine Reboullet ,
les renforts arrivèrent: deux compagnies
du 5e bataillon de mobilisés entrèrent en ligne, et les
Prussiens, qui commençaient à plier, furent forcés
de repasser précipitamment la Seine sans prendre
le temps d'enlever tous leurs blessés.
Embusqués
derrière la voie ferrée, où se trouvaient leurs réserves,
ils continuèrent néanmoins jusqu'à la tombée de la
nuit un feu de mousqueterie dont plusieurs des nôtres
eurent à souffrir.
Les pertes de notre colonne de
droite dans cette journée s'élevèrent à une dizaine
d'hommes tués ou blessés; parmi ces derniers, on
comptait le sous-lieutenant Védie,
du 5e bataillon
de la légion de Rouen.
Les pertes de l'ennemi furent
d'environ six tués et d'une quinzaine de blessés, dont
un officier.
Dans cette dernière démonstration, à laquelle
prirent part des détachements des le, 3e et
5e régiments prussiens , l'ennemi avait pour
but non seulement de tâter nos avant-postes, mais encore de
protéger les pionniers qui continuaient autour du
pont d'Orival leur
oeuvre de destruction.
Depuis plusieurs
jours, ils s'acharnaient après ce viaduc qu'ils
avaient attaqué à différentes reprises, tantôt
en le déboulonnant
ou en faisant sauter les piles, tantôt en
coupant le tablier et en enlevant les travées.
Dans
la soirée du 31 décembre , trois nouvelles mines firent
explosion et achevèrent de rompre cet ouvrage
considérable, qui reliait la Normandie à l'ouest et au
midi de la France.
Après s'être ainsi maintenu sur les positions
d'Orival
et de Château-Robert,
le général Roy prit quelques
mesures défensives; il prescrivit au
colonel Thomas
de couper la route dans la côte
de Moulineaux et de
faire garnir de tranchées et d'abatis les abords de
Château-Robert,
où un poste d'un bataillon devait
être maintenu en permanence; il sollicita en même
temps l'appui des mobilisés qu'il avait eus
précédemment sous ses ordres et qui étaient restés sous
ceux du commandant de la subdivision du Calvados,
le général de Lauriston.
Celui-ci ne possédait en tout
que treize bataillons de mobilisés d'une organisation
très-incomplète et manquant de tous les services;
prévoyant, d'ailleurs, l'échec qui attendait le général
Roy,
il refusa de l'appuyer ou de le suivre, et il persista
à rester sur la défensive derrière la ligne
de la Rille.
Ce conflit fut porté devant la délégation
de Bordeaux ,
qui jugea utile de réunir toutes les troupes de
la rive gauche de la Seine sous un même commandement.
Par dépêche du ministre de la guerre,
parvenue dans la nuit du 1e au 2 janvier, le général
de Lauriston
reçut, sur sa demande, un congé de
santé, et le commandement supérieur de l'Eure et du
Calvados passa aux mains du général
Roy.
Ce dernier, comme on l'a dit plus haut, avait également
sollicité le concours de l'armée du Havre,
en vue d'une action commune qui devait contraindre
l'ennemi à diviser ses forces.
Voici quelle était en
ce moment la situation sur la rive droite de la Seine.
La nouvelle colonne mobile, partie
du Havre sous les
ordres du commandant Mouchez,
se tenait entre la Mare-Carel
et Goderville,
un peu en arrière de Bolbec.
L'ennemi, de son côté, avait fait
occuper Yvetot
par un bataillon, un escadron et une batterie.
D'Yvetot,
les Prussiens poussaient de fréquentes reconnaissances
dans les directions de Bolbec
et de Fauville;
ils observaient avec une attention particulière le
cours de la Seine, et,
le 29 décembre, la canonnade
se fit entendre dans la direction du Trait.
C'était une
batterie prussienne qui, sur l'ordre du major Burchard,
chef du détachement de Duclair, avait pris
position sur la rive droite de la Seine,
en face d'Heurteauville,
et essayait de démolir une maison de la
rive gauche d'où étaient partis quelques coups de feu.
Ce jour-là, les artilleurs
du 1e régiment prussien y
lancèrent, sans résultat, une douzaine d'obus; mais
le lendemain ils recommencèrent leur exercice de
tir, et, après une trentaine de coups, la maison fut
démolie et mise en feu.
Sur ces entrefaites, le
général Peletingeas, annoncé
depuis quelques jours par la délégation de Bordeaux
au commandant Mouchez et attendu impatiemment
au Havre , était enfin arrivé dans cette ville
le 29 décembre :
c'était un ancien capitaine d'artillerie, élève
de l'École polytechnique, alors chef de légion de
gendarmerie et nommé général de brigade à titre
provisoire.
Aussitôt débarqué, le général Peletingeas
adressa à la multitude assemblée sur les quais un
discours qui se terminait par un mot jadis sublime,
mais alors devenu banal: « Vaincre ou mourir », telle
« est ma devise » s'était-il écrié en terminant sa
harangue, qui fut couverte d'applaudissements; il la
répéta peu de temps àprès du balcon de son hôtel,
et la fit placarder le lendemain sur les murs de la
ville.
Mais ce n'était pas de phrases sonores qu'il
s'agissait; la situation exigeait des actes énergiques,
et le nouveau général ne devait guère justifier sa
devise.
Cependant la prise de possession de son commandement
fut inaugurée par un léger succès qui ne fut
par malheur suivi d'aucun autre.
Averti qu'un détachement de réquisition devait se diriger
sur Bolbec ,
le commandant Dornat,
qui occupait Beuzeville avec
le 5e bataillon de marche,
avait transmis cet avis au
Havre et avait été autorisé
à prendre ses dispositions pour recevoir l'ennemi.
Rencontre de Bolleville (31 décembre)
Le 31 décembre, avant le
jour, le 5e bataillon de marche, fort d'environ
500 hommes et appuyé par une séction d'artillerie,
fut formé en deux colonnes et posté dans différentes
fermes de Bolleville;
une fois les Prussiens engagés entre ce village
et Lanquetot, le cercle devait
se fermer et le détachement entier eût été pris.
Vers huit heures et demie du matin, la colonne ennemie
fut signalée; elle était forte d'une compagnie du
5e régiment d'infanterie et
d'un escadron du 10e dragons.
Quelques-uns de nos éclaireurs s'étant maladroitement
montrés lorsque les Prussiens apparurent,
ceux-ci arrêtèrent brusquement leur marche.
Mais le commandant Dornat
n'était pas homme à les laisser
se replier sans coup férir; il commanda le feu et l'action
s'engagea.
Au bout de peu de temps, l'ennemi
refoulé battit en retraite, laissant deux morts sur le
terrain et emportant huit blessés, dont un atteint
mortellement.
Les soldats du bataillon de marche,
qui montrèrent dans cette affaire le plus grand entrain,
s'emparèrent en outre de onze prisonniers,
sans que ce résultat leur coûtât d'autre perte que
celle d'un caporal.
Dans les diverses rencontres qui eurent lieu à la
fin de décembre sur les deux rives de la Seine, l'ennemi
avait perdu une centaine d'hommes; l'année
funeste de 1870 était close en Normandie par plusieurs
engagements heureux, qui furent pour nos soldats
comme une dernière lueur d'espérance.
Les Prussiens, de leur côté, attendaient
à Rouen des
renforts qui allaient malheureusement leur permettre
de frapper contre nous un coup décisif.