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La guerre dans l'ouest : campagne de 1870-1871
Chapitre 12 |
Evénements sur la basse Seine pendant la reprise des hostilités dans le Nord.
Source : L. Rolin.
Séparation de la Ie armée prussienne en deux groupes sur la Seine et sur la Somme (10 décembre)
Par suite de la reprise des opérations dans le Nord,
le général de Manteuffel divisa ses forces en deux
groupes: sur la Somme, le général de Goeben prit
l'offensive avec le VIIIe corps et la 3e division de
cavalerie;
sur la Seine, le général de Bentheim, avec le
Ie corps et
la brigade des dragons de la garde, se
tint sur la défensive.
Les travaux de réparation sur
la ligne du chemin de fer de Rouen
à Amiens furent
poussés avec la plus grande activité; les stations
intermédiaires de Poix, Formerie, Forges et Buchy, furent
occupées par les troupes d'étapes du général de Malotki,
et au moyen de notre propre matériel abandonné
par nous à Amiens et
à Rouen, les Prussiens se
trouvèrent bientôt en mesure de jeter rapidement des
renforts d'une aile à l'autre, sur les points successivement
menacés.
Composition du corps du général de Bentheim à Rouen
L'ordre général de la Ie armée allemande, en date
du 9 décembre, que nous avons cité plus haut, prescrivait
au général de Bentheim de concentrer ses
forces à Rouen et aux environs, de ne pas se
défendre dans la ville elle-même, qui s'y prête peu
par sa situation topographique, mais de marcher à
notre rencontre si nous nous présentions, et de lancer
fréquemment des colonnes mobiles sur les deux
rives de la Seine.
Le mouvement de concentration du
Ie corps prussien
devait commencer le 10 décembre.
En exécution de cet ordre, le général de Bentheim
rappela la 4e brigade, qui
occupait Vernon sous les
ordres du général Pritzelwitz et
qui arriva à Rouen
le 13 décembre.
Le 14, un détachement de toutes
armes fut porté sur la rive droite de la Seine dans
les environs de Pavilly,
Barentin, Duclair
et Yvetot,
et chargé d'observer le Havre, conjointement avec
la brigade des dragons de la garde.
Ce détachement
était sous les ordres du général major de Zglinitzki,
qui installa son quartier général au château de
Roumare.
Le colonel de Massow,
du 1er régiment d'infanterie Prince royal
qui commandait la 2e brigade, et se
trouvait depuis le 9
à Évreux, fut établi sur la rive
gauche de la Seine.
Il reçut l'ordre de faire observer
la ligne de la Rille
par un détachement, et de se porter
lui-même, avec le reste de sa brigade, dans les
environs d'Elbeuf et
de la Bouille.
Il partit d'Evreux
le 11, et atteignit le même
jour le Neubourg avec le
gros de ses troupes celles qu'il avait désignées pour
surveiller la Rille avaient
été placées sous les ordres
du colonel de Legat,
du 3e régiment de grenadiers
de la Prusse orientale, et dirigées
sur Beaumont-le-Roger.
On sait qu'à la suite de l'évacuation d'Evreux, notre
corps d'observation de la rive gauche de la Seine,
commandé depuis les premiers jours de décembre par
le capitaine de frégate Gaude, s'était replié en arrière
de la Rille.
Le 10 décembre, le général de brigade de
Lauriston, commandant supérieur des départements
du Calvados et de l'Eure, envoya les mobiles de l'Ardèche
et plusieurs légions de mobilisés du Calvados
à Pont-l'Evéque, afin de mettre cette ville à l'abri
d'une surprise.
Mais la brigade de Bock, qui s'était
avancée le 9 jusqu'à
Pont-Audemer
et Toutainville,
en était, comme on l'a vu, partie le lendemain pour
rejoindre le corps du général de Goeben.
A la même
date, un nouveau changement, le septième depuis le
mois d'octobre, eut encore lieu dans le commandement
de la subdivision de l'Eure le commandant
Gaude fut remplacé par le capitaine de vaisseau
de Guilhermy, major de la marine à Brest, qui fixa
son quartier à la gare de Serquigny, et s'adjoignit, en
qualité de chef d'état-major, le lieutenant-colonel
Power, de
la garde mobile de l'Eure.
Le bataillon
de la Loire-Inférieure était alors établi sur les hauteurs
de la Rille,
à Tilleul-Othon et
Goupillières, et
couvrait ainsi l'embranchement de Serquigny.
Les
francs-tireurs de Seine-et-Oise surveillaient notre
gauche à Brionne;
les francs-tireurs de Breteuil et
une compagnie de la Loire-Inférieure reçurent l'ordre
d'aller occuper Beaumont-le-Roger, afin d'éclairer
notre droite.
Engagements de Beaumont-le-Roger, de Tilleul-Othon et de Goupillières (11 décembre)
Le 11 décembre, le
colonel de Legat, à la tête de
son détachement, apparut aux environs de cette dernière
ville, qui avait déjà été visitée la veille par quelques
dragons.
Au moment où sa pointe d'avant-garde
venait de pénétrer dans Beaumont et s'y faisait délivrer
des billets de logement, elle y fut attaquée par
des francs-tireurs de Breteuil
(capitaine Glaçon).
Les
nôtres s'étant repliés à la suite de cette attaque
en emmenant
trois prisonniers et leurs chevaux, le colonel
de Légat fit peu de temps
après son entrée dans la
ville à la tête de son détachement, et son premier
soin fut de détruire le chemin de fer et de reconnaître
nos avant-postes.
Un escadron de dragons s'étant
avancé jusqu'à Tilleul-Othon,
y fut reçu à coups de
fusil par les mobiles
du 6e bataillon de la Loire-Inférieure
(commandant Manet),
et un engagement s'ensuivit
à l'ouest de ce village, aux abords du hameau
de Fréville.
Les dragons, ayant tenté de s'échapper
dans la direction
de Goupillières,
eurent à essuyer
également de ce côté une fusillade non moins vive, en
sorte que, dans l'espace d'une demi-heure, l'escadron
fut complétement dispersé et forcé de s'enfuir
en désordre vers Beaumont.
Dans ces diverses
escarmouches, les dragons lithuaniens du 1e régiment
eurent trois hommes tués, cinq blessés, dont
un officier, et neuf prisonniers, sans compter un
assez grand nombre de chevaux tués ou capturés.
Les travaux entrepris au début de la campagne
pour couvrir Serquigny étaient restés inachevés; la
situation de ce village au fond d'une vallée en rendait
la défense difficile, et ce point avait d'ailleurs
perdu toute importance stratégique depuis la prise de
Rouen.
Le commandant de Guilhermy, après s'être
concerté avec le général de Lauriston, résolut donc
de concentrer ses troupes à Bernay, en occupant une
série de positions défensives en avant de cette ville,
sur les hauteurs qui dominent la rive gauche de la
Rille.
Ce mouvement s'exécuta le 12 décembre, de grand matin.
Le bataillon de la mobile des Landes fut établi
à Grandchain et
à Fontaine-l'Abbé;
le le bataillon de l'Eure
à Rotes;
le 3e à Carsix, et
le 2e autour de
Matbrough, à l'intersection de la route
de Rouen
avec celle de Paris
à Cherbourg.
Le bataillon de la
Loire-Inférieure alla occuper les côtes d'Aclou.
En
même temps, plusieurs corps francs furent poussés
en avant pour reconnaître les positions de l'ennemi.
Dans cette même journée, le
colonel de Légat , à
la tête d'un détachement fort d'environ un bataillon,
deux escadrons et une batterie, se dirigea
par Tilleul-Othon
sur Serquigny .
Combats d'avant-postes à Nassandres et à Beaumont-le-Roger (12 décembre)
Le pont du chemin de fer
n'était alors que faiblement gardé, et la seule résistance
que l'ennemi rencontra aux abords du bois de
Nassandres fut
celle des francs-tireurs de l'Eure
(capitaine Lortie ), qui durent se replier après une
courte, mais vive escarmouche, dans laquelle ils
eurent leur sergent-major tué et quelques hommes
blessés, dont un mortellement.
Après cette affaire,
le colonel de Légat
venait de rentrer à Beaumont ,
lorsqu'il fut forcé d'en sortir de nouveau pour soutenir
ses avant-postes qui étaient attaqués.
Voici ce
qui s'était passé dans cette direction.
Le commandant de Guilhermy
avait envoyé dans
la matinée le capitaine de Boisgelin ,
de la mobile de l'Eure,
de Bernay
à Beaumont-le-Roger , pour
s'éclairer sur les forces qui occupaient cette ville; il
lui avait adjoint, pour l'accomplissement de sa mission,
une cinquantaine
de francs-tireurs de la compagnie d'Evreux
(capitaine Thionet ).
Arrivé aux environs
de Beaumont,
le capitaine de Boisgelin , qui se
trouvait justement sur ses terres, reconnut les positions
avancées de l'ennemi, et se mit en devoir de
faire, dans sa propre forêt, une véritable chasse à
l'homme.
Guidés par ses gardes-chasse, les francs-tireurs
enlevèrent, au lieu
dit Mont-Rôti , un petit
poste isolé de huit fantassins; ils s'avancèrent ensuite
sur la gare, mais un second poste, fort d'une trentaine
d'hommes, prit la fuite a leur approche.
Au bruit de la fusillade, le
colonel de Legat mit aussitôt
son infanterie en ligne; les francs-tireurs l'accueillirent
par un feu nourri, et, après avoir conservé leurs
positions pendant trois quarts d'heure, ils se replièrent
par la forêt sans avoir subi aucune perte.
A Nassandres
et à Beaumont ,
le 3e régiment de la Prusse orientale
avait eu six grenadiers blessés et un autre fait prisonnier.
Engagement de Serquigny (13 décembre)
Le 13 décembre ,
le colonel de Legat , sachant que
la bifurcation
de Serquigny était définitivement
abandonnée par nous, y envoya une section de pionniers
et un détachement d'infanterie pour enlever les rails
et faire sauter le pont du chemin de fer.
Mais, de son
côté, le commandant
de Guilhermy avait dirigé sur ce
point les 1e et 5e compagnies de mobiles du le bataillon
de l'Eure ; dans l'après-midi, nos soldats surprirent
l'ennemi dans son opération et l'attaquèrent
vivement, aidés par
les francs-tireurs de Louviers , qui
étaient accourus au bruit du combat; après une fusillade
qui dura environ une heure, les pionniers du
1e bataillon et les grenadiers du 3e régiment de la
Prusse orientale prirent la fuite, laissant sur le terrain
cinq hommes tués; en outre sept blessés, dont un officier,
et une dizaine de prisonniers restèrent entre
nos mains.
Mais, tandis que les mobiles de l'Eure et les
francs-tireurs se retiraient
sur Bernay avec leur capture,
l'ennemi revenait en force et
occupait Brionne.
Dans ces divers engagements, le
colonel de Legat
avait subi des pertes sensibles, mais il avait complétement
détruit le chemin de fer qui
relie Évreux à
Rouen et
à Caen.
La ligne avait été coupée
à Conches;
le viaduc de Grosley,
ouvrage important sur la
Rille, entre Romilly
et Beaumont-le-Roger, avait
sauté dans la journée
du 13, et l'embranchement de
Serquigny
avait été également rendu impraticable.
Cette oeuvre de destruction accomplie, le
colonel de Massow
réunit ses troupes, et, se rapprochant de la
Seine, il s'échelonna
le 13 décembre sur la route de
Brionne
à Rouen,
entre Saint-Denis
et la Bouille,
avec de faibles détachements à Elbeuf et
à Pont-de-l'Arche.
La résistance que le colonel de Legat avait rencontrée
les jours précédents éveillèrent l'attention du
général de de Manteuffel,
qui chargea le général de Bentheim
de refouler notre corps d'observation de la
Rille, dont le voisinage commençait à l'inquiéter.
C'est pour ce motif que la brigade de Massow fut
concentrée sur la Seine le 15 décembre; le même
jour, le général de Bentheim
vint avec des renforts
en prendre le commandement, et établit son quartier
général à Elbeuf.
Les forces dont il disposait, réparties
entre cette dernière ville et la Bouille, se composaient
de onze bataillons, cinq escadrons et quarante huit
canons.
Le 16, il se mit en marche avec la
1e division, atteignit le même jour Bourgthéroulde,
poussa son avant-garde
jusqu'à Saint-Denis-des-Monts,
et fit éclairer la ligne de la Rille par sa cavalerie.
Sur les hauteurs de Brionne, ses patrouilles se
trouvèrent en présence de la mobile de l'Ardèche,
qui, avec celle de l'Eure et de la Loire-Inférieure,
observait la vallée en couvrant les villes de Brionne
et de Bernay.
Marche du général de Bentheim sur la Rille (16 décembre)
Mais, des rencontres ayant eu lieu le
14 et le 15 sur la rive droite de la Seine,
à Lillebonne
et à Caudebec, la nouvelle en parvint au général
de Bentheim qui,
par suite de la reprise des
hostilités dans le Nord, jugea prudent de se rapprocher
de Rouen;
il y rentra le 17, ne laissant sur la
rive gauche, entre Grand-Couronne
et Pont-de-l'Arche,
qu'un régiment, un escadron et une batterie,
sous les ordres du colonel de Massow.
Tandis que le général
de Bentheim s'avançait sur
Bourgthéroulde avec le dessein de refouler nos troupes
de la Rille, le commandant de Guilhermy, bien que
décidé à tenter la résistance, ne se sentait pas en force
pour lutter avantageusement contre lui, puisqu'à ses
quarante-huit canons Krupp il n'avait à opposer que
quatre pièces de 4 rayé de montagne, servies par une
vingtaine de mobiles des Côtes-du-Nord; il avait dû
s'occuper en conséquence des moyens d'opérer éventuellement
sa retraite sur Lisieux.
Il envoya donc à
Aclou le lieutenant-colonel
Thomas, des mobiles de
l'Ardèche, en l'invitant à se renseigner sur la situation
et à lui faire connaître les résolutions qu'il aurait
prises il lui indiqua, pour le cas où la retraite serait
reconnue nécessaire, un point de jonction avec les
troupes de Bernay en
avant de Thiberville.
Le colonel Thomas se rendit dans la soirée
du 16 décembre
à Aclou, en arrière
de Brionne, et y concentra
ses bataillons.
N'ayant pas de cavalerie pour
s'éclairer, et croyant, d'après les rapports qui lui
furent adressés, que l'ennemi continuait sa marche
sur Brionne, alors qu'au contraire il se retirait sur
Rouen, il ordonna
la retraite de son régiment sur
Thiberville, et il communiqua le lendemain matin sa
résolution au commandant de Guilhermy.
Mouvement de retraite et sédition à Bernay (17 décembre)
Le 17 décembre, avant le jour,
le régiment de l'Ardèche
se mit en marche sur Thiberville, et il fut suivi
par celui de l'Eure.
Le bruit de cette retraite, bientôt
parvenu à Bernay, y causa une vive effervescence;
la nombreuse population ouvrière de cette ville était
travaillée depuis quelque temps par plusieurs de ces
exaltés qui ne voyaient partout que traîtres et trahisons,
surtout depuis qu'on avait appris à l'armée la
reddition de Metz par une proclamation qui commençait
ainsi: « Soldats, vous avez été trahis ».
Parole
imprudente, qui devait porter ses fruits.
Le commandant de Guilhermy s'apprêtait à monter à cheval pour
se rendre compte de ce qui se passait, lorsqu'en
sortant de l'hôtel de la sous-préfecture il fut accueilli
par les cris et les menaces de la multitude; puis,
assailli, bousculé, frappé à coups de crosse par une
douzaine de gardes nationaux.
A cette triste scène
assistaient, l'arme au pied, les mobiles du dépôt
de la Seine-Inférieure.
Quelques-uns de ces jeunes
soldats se rangèrent autour de leur chef pour lui
faire un rempart de leurs corps; ils firent mine de
mettre la baïonnette au canon et de charger leurs
armes, mais le commandant de Guilhermy les en
empêcha dans la crainte de surexciter la foule.
Bientôt un coup de feu retentit, et ce brave officier
supérieur, dont la conduite a été si honorable au
Mexique, s'affaissa, grièvement atteint d'une balle
française.
Prévenu par le télégraphe, le
général de Lauriston
arrivait à Bernay quelques heures plus tard; s'étant
assuré que l'ennemi s'était replié
sur Rouen il expédia
des ordres pour que toutes les troupes en retraite
reprissent les positions abandonnées; et il désigna,
pour en prendre le commandement, le lieutenant-colonel
Roy, ancien capitaine d'infanterie, retraité
par suite de blessures reçues en Crimée et en Italie,
et commandant alors la 1e légion des mobilisés du
Calvados.
Dès le 17, les corps qui avaient évacué
Bernay réoccupèrent cette ville;
le 18, la mobile de
l'Ardèche entra sans coup férir à Brionne et s'établit
sur les hauteurs de la rive droite de la Rille.
Ce petit
corps d'observation, qui gardera ces positions jusque
vers la fin de décembre, n'avait eu jusqu'ici pour
toute artillerie que quatre pièces de 4 de montagne;
il reçut comme renfort, le 17, quatre pièces Armstrong
servies par des mobiles des Basses-Pyrénées,
et une batterie de six pièces de 4 rayé de montagne
servies par des mobilisés du Calvados.
Evénements sur la rive droite de la Seine
Sur la rive droite de la Seine, les troupes prussiennes
chargées d'observer le Havre se composaient
de trois bataillons, quatre escadrons et deux batteries,
s'étendant de Duclair
à Barentin, sous les ordres
du général de Zglinitzki.
A la droite de ce dernier, le
général comte de Brandebourg, avec un bataillon,
cinq escadrons et deux batteries, surveillait la ligne
de Pavilly
à Clères.
Ces deux détachements étaient
placés sous le commandement supérieur du général
de Pritzelwitz, qui, réduit à la défensive, s'occupa de
couvrir sa ligne par une série de retranchements.
Par suite de la reprise des opérations dans le Nord,
le général de Manteulfel avait été forcé
de porter successivement
son quartier général au Héron, à
Marseille-le-Petit et
à Breteuil,
les 17, 18 et 19 décembre.
Sa position eût été très-difficile s'il y avait
eu un concert
établi entre notre armée du Nord et
nos troupes de Normandie .
Si ces dernières avaient été placées
sous les ordres directs du général Faidherbe, ou si
tout au moins leurs opérations avaient été rattachées
aux siennes, c'eût été la perte certaine de la Ie armée
allemande.
Mais, par malheur, il ne régnait pas même
la moindre entente entre les corps les plus voisins.
Si, par exemple, ceux qui opéraient sur les deux rives
de la basse Seine avaient agi de concert, ils auraient
rendu insoutenable la position du
général de Bentheim,
qui, pour le moment, n'avait à compter que
sur ses propres forces.
En effet, tandis que l'ennemi
ne pouvait passer la Seine ailleurs
qu'à Rouen, nous
étions complétement maîtres de ce fleuve au moyen
de notre flottille; nous aurions pu communiquer
d'une rive à l'autre; marcher
sur Rouen par la rive
droite ou par la rive gauche, ou simultanément par
les deux rives; ou bien en agissant tantôt sur l'une et
tantôt sur l'autre, fatiguer bien vite l'ennemi par ces
mouvements alternatifs.
Mais le fleuve, qui aurait dû
servir à relier entre elles les troupes du Havre et
celles de la Basse-Normandie, était devenu comme
un obstacle infranchissable et comme une barrière
de plus.
Le Calvados et ce qui restait des départements
de la Seine-Inférieure et de l'Eure eurent un
nombre prodigieux de chefs, à chaque instant remplacés,
dépendants tous des comités de défense, et par
conséquent indépendants les uns des autres.
Au lieu
d'organiser contre un ennemi commun une action
commune, chaque général voulut être le maître dans
son département afin de n'être subordonné à
personne.
Un pareil système annihilait nos forces.
Au lieu de nous unir contre un adversaire redoutable,
nous nous divisions volontairement; au lieu d'opérer
avec ensemble, nous ne faisions plus que nous débattre
dans de vains et stériles efforts, jusqu'à ce que
nous fussions successivement accablés.
Depuis que le comte de Brandebourg était parti
d'Angerville-l'Orcher
pour Yvetot
et Pavilly, les
Prussiens avaient complétement disparu des environs
du Havre.
Ils y revinrent dans les journées
des 13 et 14 décembre,
mais c'étaient des isolés à la recherche
de leurs corps, et des traînards, qui, au nombre
d'une quinzaine, se rendirent à nos avant-postes.
Coup de main à Lillebonne (14 décembre)
Le 14 décembre,
des dragons du 10e régiment de
la Prusse orientale apparurent aux environs
de Lillebonne
les trois premiers cavaliers qui formaient la
pointe d'avant-garde s'étant aventurés seuls dans les
rues de cette ville, y furent cernés et démontés par
les ouvriers, qui n'employèrent d'autres armes que
leurs bras.
Lorsque la patrouille que précédaient ces
éciaireurs survint pour avoir de leurs nouvelles, les
habitants de Lillebonne lui indiquèrent de la main
la route du Havre.
C'était bien, en effet, celle qu'ils
avaient suivie, mais comme prisonniers et sous bonne
escorte.
Après s'être livrés à des recherches infructueuses
pour retrouver la trace de leurs camarades,
les dragons reprirent la route
de Rouen sans se douter
de ce coup de main exécuté avec autant d'adresse que
de résolution.
Engagement de Caudebec (15 décembre)
Le 15 décembre une de nos canonnières, l'Etendard
(lieutenant de vaisseau Maire), remontait la
Seine dont elle explorait le cours, et arrivait à la hauteur
de Caudebec, lorsque, vers dix heures, on signala
sur la route de Caudebec l'approche d'une patrouille
ennemie.
C'étaient des dragons, qui, se
voyant surpris, n'eurent que le temps de s'embusquer
derrière une usine; après avoir essuyé quelques coups
de canon et une assez vive fusillade, ils se hâtèrent
de rebrousser chemin vers Duclair, en laissant un de
leurs sous-officiers sur le terrain.
Dans la soirée,
ayant appris que notre canonnière avait redescendu
la Seine, ils revinrent chercher le cadavre de leur
camarade et emmenèrent comme otage un membre
de la municipalité de Caudebec.
L'enlèvement d'une patrouille à Lillebonne et la
présence d'une de nos canonnières à Caudebec causèrent
à Rouen un certain émoi;
les Prussiens s'imaginèrent
que l'armée du Havre se mettait en mouvement;
et c'est pour ce motif que le général de
Bentheim, après s'être avancé sur la rive gauche
jusqu'à Bourgthéroulde,
jugea opportun de se rapprocher
de Rouen.
On voit, par ces faits insignifiants,
combien sa situation eût été critique si nos forces de
la rive droite et de la rive gauche s'étaient concertées
pour une offensive énergique.
Organisation de la défense du Havre (17 décembre)
Resté seul au Havre
après le départ du général
Briand, et mis en éveil
par les récentes démonstrations
du comte de Brandebourg et du
général de Goeben, le
commandant Mouchez résolut
d'assurer avant tout la défense de la place.
Par un ordre du 17 décembre,
il répartit ses troupes en deux commandements
et en deux secteurs correspondants:
celui de droite, s'étendant de la batterie de la Lézarde
à celle des Acacias, fut confié au lieutenant-colonel
de Beaumont;
celui de gauche, s'étendant de la batterie
des Acacias à la Hève, au capitaine de frégate
Olry; l'artillerie
de droite fut placée sous les ordres
du capitaine de
frégate Lehelloco,
celle de gauche sous les ordres du chef d'escadron
d'artillerie Sauvé;
les chefs de bataillon Rousset
et Rolin commandèrent:
le premier le fort de Tourneville, le second
celui de Sainte-Adresse.
Après avoir pris ces dispositions, le commandant
Mouchez s'occupa de former
une colonne mobile
destinée à protéger les abords de la place, grossie
peu à peu par les corps qu'elle recevrait au fur et
à mesure de leur formation; elle devait marcher
sur Rouen dès
qu'elle aurait atteint le chiffre d'une
quinzaine de mille hommes.
Mais, nous l'avons déjà
dit, ce qui manquait à ces troupes, composées
en grande partie de mobilisés récemment levés
ou chassés de leurs foyers par l'ennemi, c'étaient les
cadres.
Pour faire un corps d'armée de cette masse
de plus de trente mille hommes, il aurait fallu au
moins un général de division, deux généraux de brigade,
avec un nombre correspondant d'officiers supérieurs;
or il n'y avait au Havre,
en dehors de
l'artillerie, que deux officiers supérieurs appartenant
à l'armée régulière; l'un était major peu de temps
auparavant, et l'autre capitaine au début de la campagne.
En présence de cette pénurie d'officiers, il fut
impossible de donner un commencement d'organisation
aux troupes entassées dans la place, et elles se
trouvèrent par la suite condamnées à la plus regrettable
inaction.
Le commandant Mouchez
ne cessait de réclamer avec instance au ministre de
la guerre les cadres nécessaires à la formation
d'une colonne mobile et l'envoi d'un général
chargé de la diriger.
La malheureuse expérience qu'il avait faite
à Buchy
n'était pas de nature à lui inspirer grande confiance
dans la tâche de conduire des troupes en campagne;
aussi avait-il demandé à en être déchargé et à ne
conserver que le commandement de la place
du Havre
et de la 2e division militaire.
Toutefois, il n'attendit
pas l'arrivée de l'officier général dont il avait réclamé
le concours pour mettre quelques troupes en mouvement.
Rencontre de Saint-Romain (18 décembre)
Dès le 18 décembre, six
de nos cavaliers du
3e hussards, sous la conduite
d'un maréchal des logis, allèrent éclairer la route
de Rouen, et ils rencontrèrent
vers deux heures de l'après-midi, entre
Saint-Romain et
les Trois-Pierres, une patrouille du
10e régiment de dragons
prussiens venue également
en reconnaissance.
Malgré leur infériorité numérique,
nos hussards engagèrent la fusillade et résistèrent
résolument pendant près d'une heure à leurs
adversaires, qui essayèrent en vain de les cerner.
Sur ces entrefaites, les francs-tireurs
de la guérilla parisienne
(capitaine Vacquerel)
arrivèrent à leur secours
et parvinrent a ressaisir leurs propres bagages
que les cavaliers ennemis avaient enlevés
à Saint-Romain.
Dans cette escarmouche, les nôtres eurent
un homme tué, un autre blessé et un troisième fait
prisonnier.
Quant aux dragons, ils emmenèrent un
de leurs officiers mis hors de combat et laissèrent un
mort sur le terrain.
En ce moment, une bataille était imminente dans
le Nord, et les patrouilles que l'ennemi poussait fréquemment
sur la rive droite de la Seine ne dénotaient
de sa part aucune intention agressive; il avait simplement
pour but d'observer nos avant-postes.
Mesures défensives prises par le général de Bentheim (20-21 décembre)
Le général de Bentheim
avait reçu l'ordre d'envoyer
six bataillons de renfort
de Rouen
à Amiens et, dans
le cas d'une attaque sérieuse faite par nous,
ses instructions
lui prescrivaient d'abandonner la Normandie
et de se retirer sur Beauvais,
afin de se relier au
reste de la Ie armée prussienne.
Ses forces se trouvant
réduites à treize bataillons et trois régiments de
cavalerie, c'est-à-dire à une douzaine de mille hommes,
il fit sauter le viaduc d'Ectot, entre les gares
d'Yvetot et
de Motteville, et
se tint strictement sur la défensive.
Il occupa fortement la ligne de la Sainte-
Austreberte, petite rivière qui prend sa source au
village du même nom et va se jeter dans la Seine à
Duclair, après avoir
arrosé Pavilly
et Barentin.
Afin d'appuyer cette ligne et d'empêcher nos canonnières
de remonter la Seine, le
général de Bentheim
s'empara, les 20 et 21 décembre, de six navires qu'il
fit couler en face de Duclair;
et, pour commander
ce barrage, il établit une batterie à la Fontaine.
Les
six navires coulés par les Prussiens étaient des bâtiments
de commerce anglais, et nous crûmes un
instant que cet outrage fait au pavillon de la Grande-
Bretagne forcerait le gouvernement de ce pays à
sortir de la neutralité.
Mais cet incident ne donna
lieu qu'à une faible protestation, et le débat roula
uniquement sur le chiffre de l'indemnité à payer aux
armateurs.
Le 21 décembre,
le commandant Mouchez conduisit
en avant de Saint-Romain
une colonne composée
du 3e régiment de hussards,
des mobiles de la Marne
et de l'Oise,
des mobilisés du 2e bataillon de
la légion du Havre,
des Éclaireurs de la Seine
et des
tirailleurs havrais,
des francs-tireurs des Andelys,
d'Elbeuf et du Nord, formant en tout un
effectif de
près de 7000 hommes avec deux batteries d'artillerie
et deux mitrailleuses.
Ces troupes prirent position
entre les Trois-Pierres et Bolbec,
au lieu dit la
Mare-Carel, s'étendant à droite par Métamare jusqu'à
Saint-Antoine-Ia-Forêt,
à gauche,
par Saint-Jean-de-la-Neuville
jusqu'à Beuzeville;
le commandement
en fut conné au lieutenant-colonel
de Beaumont, du
3e hussards, lequel reçut l'ordre de s'opposer
énergiquement
aux incursions de l'ennemi, dont la présence
était signalée aux environs d'Yvetot et
de Fauville.
Dans la soirée du 33, le maire
de Bolbec apprit
que les Prussiens devaient diriger le lendemain une
expédition contre cette ville, et il fit aussitôt part de
cet avis au chef de la colonne française.
Le colonel de Beaumont
crut qu'il suffirait d'ordonner pour la
matinée du 24
une reconnaissance d'infanterie en
avant de Bolbec;
cette reconnaissance devait être
opérée par
les francs-tireurs d'Elbeuf,
appuyés par
les deux premières compagnies
du 2e bataillon de
mobilisés du Havre,
le reste de ce bataillon se tenant
dans les pentes boisées situées en deçà
de Bolbec.
Le colonel Mocquard
reçut, de son côté, l'ordre de se
porter de Beuzeville
sur Nointot.
Les renseignements fournis au
colonel de Beaumont
par la municipalité
de Bolbec étaient des
plus exacts.
Engagement de Bolbec (24 décembre)
Une colonne de toutes armes, forte d'environ un millier
d'hommes, sous les ordres du lieutenant-colonel
de Ploetz, commandant
du 1e bataillon de chasseurs prussiens, apparut
le 24 décembre, vers huit heures
du matin, entre Bolleville
et Lanquetot.
Là, un détachement
se dirigea sur Raffetot pour observer
Nointot
et Rouville, tandis qu'une compagnie du
5e régiment, un escadron
du 10e dragons et une
demi-batterie d'artillerie, commandés par le capitaine
de Kczewski, s'avancèrent directement
sur Bolbec.
Vers neuf heures, la fusillade s'engagea entre les
tirailleurs ennemis embusqués vers la ferme de Caltot
et les francs-tireurs d'Elbeuf
(capitaine Stévenin)
appuyés par les 1e et 2e compagnies de mobilisés du
Havre (capitaines Marchal et Ducret); bientôt l'artillerie
ennemie ouvrit le feu et fouilla les hauteurs
opposées.
Après avoir résisté pendant près d'une
heure dans les fermes qui avoisinent Roncherolles,
les francs-tireurs et les mobilisés, ne se voyant pas
soutenus, quittèrent leurs positions; de leur côté, les
Éclaireurs de la Seine, craignant d'être tournés par le
détachement qui s'avançait dans la direction de Rouville,
abandonnèrent Nointot et se replièrent sur la
Mare-Caret, après un court engagement dans lequel
ils perdirent deux hommes.
Pendant ces divers mouvements,
une canonnade s'était engagée par-dessus
Bolbec entre une section de, notre artillerie (maréchal
des logis Charlemagne) et l'artillerie prussienne
établie à Caltot; cette dernière, changeant trois fois
de position, lança en tout une trentaine d'obus qui,
mal dirigés, tombèrent la plupart sur Bolbec, mais n'y
causèrent que des dégâts insignifiants.
Vers onze
heures, l'engagement était terminé; il nous avait
coûté quatre hommes tués ou atteints mortellement
et autant de blessés; en outre, deux femmes
furent atteintes pendant l'action, l'une par une balle,
l'autre par un éclat d'obus.
L'ennemi eut, de son
côté, deux hommes tués et cinq autres mis hors de
combat.
Dans la même journée, un dragon fut démonté
et pris par les tirailleurs havrais et les mobiles
de l'Oise, dans le voisinage de Saint-Antoine-la-Forêt.
Sur la foi de renseignements effarés qui ne furent
pas contrôlés, le colonel de Beaumont se crut débordé
sur sa gauche par des forces considérables, et
il donna le signal de la retraite, qui s'opéra précipitamment
et ne s'arrêta qu'aux lignes mêmes du Havre.
Dans cette journée, on vit donc se renouveler une
échauffourée semblable à celle qui avait eu lieu le
4 décembre aux environs
de Buchy, dans des circonstances
analogues; il y avait cependant cette différence
que la première fois on était en présence de forces
relativement considérables, tandis que la seconde on
n'avait devant soi qu'un faible détachement.
A la suite de cette affaire, les Prussiens firent leur
entrée dans Bolbec en poussant devant eux un certain
nombre d'habitants qu'ils gardèrent momentanément
comme otages.
Après être restés là environ
une heure et s'être assurés du départ de nos troupes,
ils se retirèrent par Yvetot
sur Pissy-Poville, en ayant
soin de faire sauter derrière eux le viaduc
de Bolleville,
entre les gares
de Nointot et
d'Alvimare.
Pendant que le colonel de Beaumont
se repliait
sur Harfleur, le commandant
Mouchez, ignorant ce
qui se passait, partait du Havre
par le chemin de fer
avec du renfort; mais, arrivé aux environs
de Bolbec,
il n'y trouva plus que la 1e compagnie de tirailleurs
havrais, qui était restée là par mégarde, et dont la
présence en ces lieux démontrait surabondamment
l'inanité des motifs allégués pour la retraite.
De
retour au Havre, il s'empressa de diriger quatre bataillons
sur la ligne de Beuzeville
à Goderville, afin
de détruire l'effet produit par cette nouvelle panique.
Les troupes rentrées dans la place rejoignirent
successivement
ce noyau après qu'elles eurent pris quelques
jours de repos; et,
le 27 décembre, une colonne
mobile, composée d'une douzaine de mille hommes
appuyés par trois batteries organisées, occupa une
ligne s'étendant de la Mare-Carel
à Goderville en
passant par Beuzeville, Houquetot
et Bréauté.
Le
lieutenant-colonel
de Beaumont étant parti pour
Cherbourg avec trois escadrons
du 3e hussards, le
commandant Mouchez
prit lui-même à Bréauté la
direction de cette colonne; il renouvela plus instamment
encore à Bordeaux sa demande de cadres et
celle d'un officier général; malheureusement, ces
cadres, la délégation de province était dans l'impossibilité
absolue de les fournir; quant aux généraux,
il lui arriva plus d'une fois de profaner ce
titre en le donnant à des personnages bien faits pour
rappeler, dans des temps moins tristes, ceux de
« la Grande-Duchesse de Gérolstein ».
La pénurie d'officiers
était telle, qu'on distribuait des grades auxiliaires
à tout venant, et qu'on vit couverts de galons
des gens animés sans doute des meilleures intentions,
mais ignorant l'A B C du métier.
Le ministre
de la guerre ne fut pas plus heureux lorsqu'il accabla
d'un avancement anticipé certains officiers de l'armée
régulière; il espérait sans doute que dans le nombre
se révèlerait peut-être un Meade ou un Shéridan;
par malheur, son espoir ne devait pas se réaliser.