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La guerre dans l'ouest : campagne de 1870-1871
Chapitre 11 |
Entreprises de la Iere armée allemande contre le Havre
Source : L. Rolin.
Etat de défense de cette place au commencement de décembre
Par suite de la prise de Rouen,
la ville du Havre se
trouva brusquement découverte; mais elle n'en fut
ni surprise ni déconcertée, car elle s'était de longue
main préparée à la résistance.
Mal connues et mal
interprétées, les circonstances qui avaient accompagné
l'évacuation
de Rouen soulevèrent, comme
on sait, de vives récriminations; la presse havraise
prit part à la polémique, et son langage parut peu
généreux aux personnes ignorant l'antagonisme qui
existe entre le chef-lieu du département de la Seine-
Inférieure et son plus riche arrondissement.
Cet antagonisme,
qui a pour cause la divergence des intérêts
plutôt que celle des sentiments, aurait dû
disparaître en face de l'ennemi, mais le système de
la défense locale n'avait fait que l'accentuer davantage.
Par son importance,
le Havre est destiné à
devenir tôt ou tard le chef-lieu d'un département:
sa séparation de la métropole a été momentanément
accomplie par la force des choses et consommée
par l'invasion; mis en état de siège par décret du
7 septembre, son arrondissement
s'est trouvé, par
suite des nécessités de la guerre, avoir en quelque
sorte une existence propre et indépendante.
Si donc
les considérations militaires tirées des derniers événements
pouvaient entrer en ligne de compte, il est
certain que la péninsule
du Havre devrait former
un département séparé.
Quant à celui de la Seine-Inférieure,
s'il avait besoin d'une compensation, il
pourrait la trouver dans l'arrondissement
des Andelys,
qui, séparé par la Seine du département de
l'Eure, s'est vu, par suite de cette situation topographique,
complétement abandonné à lui-même pendant
la dernière guerre.
Quoi qu'il advienne de ces projets de délimitations
administratives, il est incontestable
que le Havre, au
point de vue commercial, a conquis en peu d'années
sur l'Océan l'importance
que Marseille n'a acquise
sur la Méditerranée qu'après de longs siècles.
Reliée par la mer avec le monde et par la Seine
avec Paris,
cette ville a, en outre, une importance stratégique de
premier ordre.
C'est par son port que sont venus en
grande partie nos approvisionnements et le matériel
qui nous manquaient; elle a été, pendant la dernière
guerre, ce qu'elle serait à plus forte raison dans
l'avenir, maintenant que nous avons perdu notre
frontière de l'Est, une vaste tête de pont sur l'Atlantique.
Cette importance considérable n'avait pas
échappé au président du Gouvernement de la défense
nationale; c'est pourquoi le
général Trochu, après
avoir examiné tous les plans proposés pour mettre
l'armée de Paris
en relation avec celles de province,
avait résolu, comme il l'a exposé depuis de tenter
une sortie dans la direction
de Rouen et
du Havre
par la vallée de la Seine.
C'était, en effet, la ligne la
plus courte; couverte en partie par les obstacles que
présente le fleuve, et protégée par les armées en
formation sur la Somme et sur la Loire, elle aboutissait
à une base d'opération excellente, qui mettait
l'armée à portée de toutes les ressources du pays et
de tous les moyens de renouvellement qu'il possédait.
Il est permis de supposer que cet effort aurait réussi
s'il y avait eu de l'unité dans la direction militaire
mais malheureusement la délégation de province
n'avait pas sur la basse Seine les mêmes vues que le
gouverneur de Paris,
et l'armée de Normandie fut
précisément celle dont on s'occupa le moins.
La ville du
Havre avait compris l'importance de
sa situation et du rôle qu'elle pouvait être appelée
à jouer; dès la nouvelle de nos premiers revers, elle
s'était familiarisée avec l'idée de la résistance, et elle
s'y était préparée avec autant d'énergie que de patriotisme.
Le 17 septembre, un emprunt pour les
besoins de la guerre fut émis par voie de souscription
publique; il s'éleva successivement à deux millions
et fut couvert en quelques jours.
Par suite de son extension commerciale,
le Havre
avait dans ces derniers temps fait disparaître ses anciennes
fortifications, d'ailleurs surannées, pour en
adopter d'autres, qui, par malheur, sont loin d'être
en rapport avec les perfectionnements actuels de l'artillerie,
et qui sont restées incomplètes.
Les batteries
maritimes, récemment construites et armées d'obusiers
lisses, sauraient à peine se faire respecter de la
plus faible canonnière cuirassée, et elles sont tout
à fait inoffensives si on les compare aux tours circulaires,
blindées en fer, qui s'élèvent en face de
nous, à peu d'heures de distance, sur les côtes de la
Grande-Bretagne.
On ne saurait trop conseiller à
nos officiers des armes savantes de visiter les passes
de Portsmouth et de consulter les enquêtes parlementaires,
dont ces constructions ont été l'objet en
Angleterre, ou les études que leur ont consacrées les
ingénieurs américains.
Quant aux défenses de terre, qui devaient surtout
nous préoccuper, elles consistaient uniquement, au
début de la guerre, dans les forts de Sainte-Adresse
et de Tourneville, ouvrages mal placés et de peu de
valeur, sans contrescarpes ni chemins couverts, incapables,
par conséquent, de se suffire à eux-mêmes.
La route de Paris restait complétement ouverte à
une armée assaillante.
Tout était donc à faire, à
peu de chose près, pour mettre la place en état de
défense et la protéger contre une tentative de bombardement
que ses fortifications mêmes semblaient
provoquer.
Nommé le 12 septembre commandant supérieur de
l'état de siège et de l'arrondissement du Havre, le
colonel du génie Massu, ancien directeur des fortifications
à Besançon, s'était mis à l'oeuvre avec une
énergie et une activité d'autant plus dignes d'éloges,
qu'il eut à lutter contre des difficultés sans nombre.
C'est sur ses plans que furent élevés les principaux
ouvrages et la première ligne de retranchements.
Mais cet officier supérieur ne devait pas tarder à
être sacrifié au fétichisme des procédés révolutionnaires.
Ayant pris au sérieux ses fonctions de commandant
de l'état de siège, il fut forcé de demander
sa retraite dans les derniers jours de novembre, par
suite d'un conflit qui s'était élevé entre lui et certain
membres des comités locaux.
Le 18 octobre, le capitaine de
vaisseau Mouchez,
chef de la division navale de la basse Seine, ayant
été appelé au commandement de la place du Havre,
prit la direction supérieure et donna une nouvelle
impulsion aux travaux qui avaient été commencés par
les mobiles et les gardes nationaux.
Tous les équipages
disponibles de la flotille, formant un effectif
d'environ cinq cents hommes, furent envoyés chaque
jour à la tranchée, de l'aube à la nuit, sous la surveillance
de leurs officiers, et ce sont eux qui construisirent
et armèrent les ouvrages les plus sérieux.
En voyant à l'oeuvre ces intrépides travailleurs, les
habitants du Havre se sentirent rassurés; ils savaient
que ces énergiques marins, habitués à braver le
danger et dont la vie est comme un constant mépris
de la mort, auraient défendu jusqu'au dernier les
retranchements élevés de leurs mains.
Grâce à la
présence de ces équipages, chez lesquels la discipline
était restée si forte, et qui formaient le nerf de la
défense; grâce à une nombreuse garnison qui aurait
peut-être faibli en rase campagne, mais qui, derrière
des retranchements, aurait suivi l'exemple des marins,
le Havre se trouvait, dans les
premiers jours de décembre et au moment de l'évacuation
de Rouen, à
l'abri d'une surprise et d'un coup de main.
A cette date, les défenses de la place se composaient
des forts de Sainte-Adresse
et de Tourneville,
de celui de Frileuse,
qui avait été entrepris à la fin
de septembre; des redoutes et lunettes
de la Lézarde,
de Cancriauville,
des Acacias,
de Sanvic et des
Phares.
Des fermes, des bâtiments et des murs d'enceinte
organises défensivement, des retranchements
en terre précédés de fossés, reliaient entre eux les différents
ouvrages.
La ligne de défense était flanquée à
droite par la flotille, dont chaque bâtiment avait un
poste de combat désigné, les batteries flottantes et
les canonnières mouillées à la pointe du Hoc et dans
l'embouchure de la Lézarde,
les compagnies de débarquement
à terre, la moitié des équipages restant
a bord pour servir les pièces.
Elle était couverte de
ce côté par des marais devenus impraticables en cette
saison, par les barricades d'Harfleur, par la coupure
du chemin de fer et par l'inondation de la Lézarde
tendue jusqu'au hameau de la Demi-Lieue; au centre,
par un vaste abatis comprenant toute la partie de la
forêt de Montgeon, qui est située au sud de la route
de Rouelles; enfin, à gauche, elle allait s'appuyer
vers les Phares à la falaise et aux escarpements de
la Hève.
L'armement comprenait 137 pièces ainsi
réparties :
26 au fort de Sainte-Adresse, 32 à celui
de Tourneville, 25 à celui de Frileuse, 22 sur le plateau
de Cancriauville, 6 sur la Lézarde, 5 au-dessous
des Acacias, 9 en avant de Sanvic et 10 sur le plateau
des Phares.
Avec ces retranchements et un nombre
de défenseurs que nous ferons connaître plus tard en
détail et qui dépassait 30000 hommes,
le Havre
était en mesure de résister à une attaque de vive
force et de défier les entreprises que nous allons
voir bientôt se produire.
On sait que le général de Goeben, commandant
l'aile droite de la Ire armée prussienne, avait reçu, dès
le 3 décembre, l'ordre de détruire les chemins de fer
et les télégraphes qui mettaient Rouen en communication
avec Dieppe
et le Havre;
pour l'aider dans l'accomplissement
de cette tâche, le
général de Manteuffel
avait mis à sa disposition, dans la matinée
du 4 décembre,
la brigade des dragons de la garde.
Dès son entrée à Rouen,
le général de Goeben
avait lancé une patrouille
de cavalerie sur la rive droite de la Seine,
dans la direction du Trait;
le 6 décembre, un escadron de dragons
de la garde, parti de Maromme,
traversa Barentin
et s'avança jusqu'à Yvetot, coupant partout sur
son passage les fils télégraphiques et la voie ferrée.
Le 7 décembre,
Barentin
et Pavilly
furent occupés par la brigade
des dragons de la garde, appuyée par deux bataillons
et une batterie de la 16e division, ce qui portait
la force du détachement à environ trois mille
hommes et douze pièces de campagne.
Reconnaissance du comte de Brandebourg sur le Havre (9 décembre)
Le 8 décembre, ce
détachement marcha sur Yvetot sous les ordres du
comte de Brandebourg, qui atteignit le lendemain
Bolbec, où il établit son quartier général.
Le même
jour, ses patrouilles s'avancèrent par la route de
Saint-Romain
jusqu'aux environs de Gainneville,
d'Harfleur et
de Montivilliers; les dragons de la garde
trouvèrent la route barricadée
à Gainneville, les passages
de la Lézarde rompus ou obstrués, les fermes
et les petits bois qui s'étendent
entre Harfleur
et Montivilliers
occupés par les nôtres; ils apprirent que la
population
du Havre était résolue à se défendre, et
ils rapportèrent sur la force de la garnison des données
variant de vingt-cinq à cinquante mille hommes.
Tandis que les éclaireurs ennemis faisaient ainsi
leur première apparition aux portes du Havre, nos
troupes avancées recevaient l'ordre de se replier sur
cette ville où elles devaient être embarquées sans retard.
Départ du général Briand pour Cherbourg (10 décembre)
Une dépêche télégraphique du ministre de la
guerre, parvenue dans la matinée du 9 décembre, enjoignait
au général Briand de partir
pour Cherbourg avec
une division; les brigades qui devaient la former
avaient été aussitôt désignées: la 1e, placée sous
les ordres du colonel Laperrine, se composait de cinq
bataillons de mobilisés de la légion de Rouen et du
2e bataillon de marche; la 2e, sous le commandement
du capitaine de frégate Olry, devait comprendre
le 5e bataillon de marche et cinq bataillons
de mobiles.
La même dépêche qui appelait le général
Briand à
Cherbourg,
où il devait concourir à la
formation du 19e corps, chargeait de nouveau le capitaine
de vaisseau Mouchez du commandement de la
place du Havre, auquel on avait rattaché celui de la
2e division militaire.
Dès que la nouvelle de cet ordre
de départ fut connue dans la ville, elle y excita une
vive émotion.
Les autorités civiles et des délégués de
la municipalité se rendirent près du général
Briand et
protestèrent énergiquement contre une mesure qui
enlevait à la place ses défenseurs, au moment même
où l'ennemi se montrait devant ses remparts.
On vit
alors se renouveler au Havre ce qui s'était passé
à Rouen à l'approche
du général de Manteuffel;
des dépêches exposant la situation militaire et les
nécessités de la défense furent envoyées
à Tours, et
après un échange d'observations,
le général Briand
dut laisser au Havre toutes ses troupes, sauf celles
qui se trouvaient déjà embarquées.
Quant à lui, il se
rendit à minuit à bord de l'Hermione, qui leva l'ancre
le lendemain matin et mit le cap
sur Cherbourg.
Effectif de la garnison du Havre au 10 décembre
Après ce départ, les forces dont le commandant
Mouchez disposait pour
la défense du Havre, comprenaient:
deux bataillons de marche et un régiment
de cavalerie de la ligne, un détachement d'infanterie
de marine, deux compagnies de fusiliers
marins et les équipages de la flottille, soit environ
4 à 5000 hommes de troupes régulières, 13000
mobiles, le même nombre ou à peu près de gardes
nationaux mobilisés et 1500 à 2000 francs-tireurs,
en tout, de 32 à 33 mille hommes, et près de
40 mille, si l'on ajoutait à cet effectif celui de la
garde nationale sédentaire.
C'eût été assurément un
chiffre fort respectable, si la quantité pouvait suppléer
à la qualité et le nombre à l'organisation.
Ce
qui manquait à cette masse d'hommes pour en faire
une armée, ce n'était ni le courage, ni la bonne volonté,
c'étaient des cadres.
Tandis que les capitulations
de Sedan et
de Metz avaient fourni
à l'armée du Nord une
grande quantité d'officiers et de sous-officiers
sachant leur métier, les troupes du Havre
en étaient totalement dépourvues; l'organisation
n'existait pas.
Tout ce qu'on pouvait donc demander
à des bataillons isolés, inconnus les uns aux autres,
incohérents et faiblement constitués, c'était de tenir
derrière des retranchements.
Telle était la situation militaire au Havre, et l'on
voit que les autorités de cette ville avaient eu quelque
apparence de raison en protestant, le 9 décembre,
contre le départ des troupes qui pouvaient former
dans ses murs le noyau de la résistance, car l'ennemi
allait menacer plus sérieusement la place.
Mouvement du général de Goeben contre le Havre (10-11 décembre)
Le lendemain,
en effet, le comte de Brandebourg se porta
de Bolbec
sur Angerville-l'Orcher où il établit son
quartier général.
Il était appuyé par une colonne plus
considérable, composée d'une brigade d'infanterie,
d'un régiment de hussards et de deux batteries; ces
troupes étaient conduites par le
général de Goeben
qui atteignit le 10 décembre,
Yvetot
et le 11
Bolbec, suivi à une
demi-journée de marche par le reste de la 16e division
et l'artillerie de son corps d'armée.
Dès son
arrivée à Bolbec, le
général de Goeben lança son
avant-garde jusqu'à Saint-Romain
et Angerville-l'Orcher,
pour se mettre en communication avec la brigade
des dragons de la garde.
De son côté, le comte
de Brandebourg
poussa le même jour des reconnaissances
sur le Havre, dans les directions de
Gainneville,
Montivilliers,
Criquetot
et Gonneville.
A Gainneville, les dragons trouvèrent les
positions réoccupées par nos avant-postes et essuyèrent
quelques coups de feu.
A Montivilliers, six de
ces cavaliers s'avancèrent sur la place de l'Hôtel-de-ville
et jusqu'aux carrefours avoisinants; après quoi
ils regagnèrent au galop la route d'Épouville où stationnait
leur escadron.
D'autres patrouilles, passant
par Criquetot
et Gonneville, s'avancèrent jusqu'aux
environs d'Octeville,
qui avaient été également réoccupés
par nos troupes.
Tous les villages situés aux
sources de la Lézarde,
Notre-Dame-du-Bec,
Rolleville,
Épouville, furent visités par l'ennemi, sans
parler des ports du littoral tels
que Fécamp et
Etretat.
Le 12, les dragons de la garde sillonnèrent
les mêmes localités; trois d'entre eux revinrent
même à Montivilliers, annonçant l'arrivée d'un corps
imaginaire de 2000 hommes et prescrivant le désarmement
de la garde nationale.
Mais leur passage
fut de courte durée et, dans la soirée du même jour,
ils disparurent de Montivilliers et des environs qui
ne devaient heureusement plus les revoir.
Ces diverses reconnaissances avaient démontré au
général de Goeben
qu'avec sa seule artillerie de campagne
et une douzaine de mille hommes, il ne devait
pas s'attendre à enlever de vive force la place du
Havre; Il savait qu'elle était couverte par une ligne
de retranchements qui s'étendait d'Harfleur à Rouelles
et à Bléville; en outre, il avait appris que la place
possédait une nombreuse garnison et que la population
était énergiquement décidée à se défendre; il
résolut en conséquence de s'abstenir de toute agression
et de laisser à son mouvement le caractère d'une
simple reconnaissance.
Il est certain qu'une attaque
contre nos avant-postes l'eût engagé dans une entreprise
sérieuse, et que, dans les circonstances où il
se trouvait, un insuccès eût été pour lui, matériellement,
et surtout moralement, un échec des plus
graves.
Pour bien comprendre les motifs de la détermination
du général de Goeben,
il est nécessaire de
connaître les ordres du grand quartier général prussien
relatifs à ce mouvement contre
le Havre.
Les
instructions adressées de Versailles au commandant
en chef de la première armée, à la date du
7 décembre, lui prescrivaient avant tout de poursuivre
vivement le général Briand.
« Si le Havre
même, où un important matériel de guerre venant
d'Amérique devait, en ce moment même, être débarqué,
pouvait par hasard être pris par un coup
de main, on s'en remettait au chef de la Ie armée.
Dans aucun cas, ajoutait le général de Moltke,
Sa Majesté ne veut que la Ie armée s'engage
devant le Havre
dans une entreprise de longue durée.
Il faut plutôt avoir constamment en vue
de disperser les forces ennemies qui s'avanceraient
en rase campagne, et par conséquent de
reprendre les opérations contre les troupes battues
à Amiens, etc. »
Les instructions données par le général de Manteuffel à ses chefs de corps étaient conformes à celles qu'il avait reçues de Versailles.
« La mission de la première armée est d'occuper
Rouen
et Amiens,
écrit-il dans son ordre général
en date du 9 décembre,
de surveiller la rive
gauche de la Seine, de se maintenir en communication
avec la 5e division de cavalerie
à Dreux,
de protéger la ligne d'investissement au nord de
Paris, et de
battre l'armée du Nord ou celle du
général Briand
si elles prennent de nouveau l'offensive.
En conséquence, je décide ce qui suit:
Le général Goeben a la mission d'occuper
Amiens
et de protéger la ligne d'investissement au nord de
Paris .
Le général Bentheim
occupe Rouen, surveille
la rive gauche de la Seine et se tient en
communication avec la 5e division de cavalerie à
Dreux,
ainsi qu'avec le général Lippe
à Gisors.
Avec le gros de ses forces le général
de Goeben
ouvre sa marche sur Amiens
par un mouvement de
reconnaissance contre le Havre,
afin de s'assurer
si la place peut être prise par un coup de main.
Si cette opération ne lui paraît pas praticable, le général
ne s'engage dans aucune entreprise longue ou
sérieuse contre la place, et il marche alors sur
Amiens en suivant le littoral. »
Le général de Goeben ne fit donc que se conformer strictement aux instructions qu'il avait reçues.
Reprise des hostilités dans le Nord
S'étant convaincu, au moyen de ses reconnaissances,
qu'une entreprise contre
le Havre n'était pas praticable,
il laissa comme rideau devant cette place le
détachement du comte de Brandebourg, et, opérant
une conversion à droite à la hauteur de Bolbec, il
marcha le 12 décembre
sur Fauville
et le 13
sur Saint-Valery-en-Caux.
Le comte de Brandebourg, après avoir
masqué cette conversion, se dirigea d'Angerville-l'Orcher
sur Yvetot et passa sous les ordres du général
de Bentheim.
Le 14 décembre, le général de Goeben, à
la tête de son état-major, d'une brigade d'infanterie,
de quelques escadrons de hussards et de deux batteries,
fit son entrée à Dieppe
qui, comme on s'en
souvient, avait déjà été visité le 9 décembre par l'ennemi.
Le 15 décembre, il séjourna dans cette ville, qui paya pour le
Havre il y leva une contribution de guerre de
75000 francs, sous prétexte de "droit de conquête
sur l'administration des tabacs".
Le 16 décembre, il se dirigea
sur Neufchâtel,
le 17
sur Héricourt-Saint-Samson,
le 18
sur Crèvecoeur,
le 19
sur Ailly-sur-Noye,
et le 20
sur Amiens.
Le général Faidherbe, ayant pris
le 3 décembre le
commandement en chef de l'armée du Nord, avait
commencé ses opérations peu de jours après.
Dès le 8, il s'était mis en campagne,
et le 10, la reprise de
Ham par la division Lecointe inaugura cette marche
offensive.
Le 12 et
le 13,
le général Faidherbe alla
reconnaître la Fère,
et ce mouvement de notre armée
du Nord coïncidant avec celui de
la 16e division
prussienne de Bolbec
sur Dieppe,
on crut généralement
que le second était une conséquence du premier.
Si l'on s'en rapporte aux documents officiels
prussiens, cette coïncidence aurait été tout à fait
fortuite.
Dans son exposé des opérations de la
Ie armée allemande, le colonel de Wartensleben nie
absolument que l'abandon du mouvement contre le
Havre ait été le résultat de la reprise des hostilités
dans le Nord, et il s'appuie sur les instructions du
grand quartier de Versailles et sur celles du général
de Manteuffel que nous avons citées plus haut.
Depuis,
il s'est élevé une controverse sur ce point,
comme sur bien d'autres, entre le général Faidherbe
lui-même et le général de Goeben,
son adversaire.
Nous allons faire connaître, en ce qui concerne le
Havre, le résultat de ce tournoi littéraire qui a succédé
à la lutte à main armée.
Dans sa Campagne de l'armée du Nord, le général
Faidherbe a raconté qu'il avait pris l'offensive le
8 décembre "pour sauver le second port de commerce
de la France"; "Nous avions sauvé
le Havre",
écrit-il plus loin à propos de la bataille indécise de
Pont-Noyelles, qui n'avait produit que des résultats
négatifs, mais qui était par cela même une sorte
d'échec moral pour l'ennemi, nos soldats ayant couché
sur les positions qu'ils avaient vaillamment défendues.
Que cette offensive de notre armée du Nord
ait dégagé une partie de la Normandie, c'était le résultat
prévu et naturel; c'est ainsi que le mouvement
de l'armée de Rouen
sur Etrépagny avait dégagé la
Picardie et permis à l'armée
d'Amiens de se reconstituer;
car il est probable que c'en était fait d'elle,
si les Prussiens avaient montré plus de décision après
Villers-Bretonneux.
Notons, toutefois, que le 8 décembre,
lorsque l'armée du Nord commença ses opérations,
le Havre
n'était ni directement, ni sérieusement
menacé; à cette date, le comte de Brandebourg
était encore à Pavilly, et c'est seulement deux
jours plus tard que le général
de Goeben marcha sur
Yvetot.
Si, lorsqu'il se mit en campagne, le général
Faidberbe prévoyait cette pointe, que toute la presse
allemande qualifia plus tard "d'imprudente", il était
certes mieux inspiré que le délégué de notre ministre
de la guerre qui, comme on l'a vu, avait juste
choisi ce moment pour enlever au Havre la majeure
partie de ses troupes.
Il reste à savoir si le général
Faidherbe a contribué à la délivrance de cette place;
c'est ce que nie complétement son adversaire, qui,
lui aussi, a publié, dans la Revue militaire de Darmstadt,
un récit pour servir à l'histoire de la campagne
dans le nord-ouest de la France.
Nous allons traduire un passage de ce récit qui
renferme pour nous, en même temps que des explications,
des leçons qui peuvent paraître sévères, mais
qui ne sont pas tout à fait imméritées:
"Nous apprenons par l'ouvrage du général Faidherbe,
que le but de ces opérations était de sauver
le Havre menacé,
et le général exprime à plusieurs
reprises sa satisfaction d'avoir réussi à préserver
de l'invasion le second port de commerce de France.
J'ai le regret d'être contraint de détruire cette
illusion.
Nous étions dans une ignorance complète de ce
qui se passait au Havre.
Les innombrables espions
qui, au dire des Français, nous ont rendu de si
merveilleux services dans le reste de la France,
nous faisaient entièrement défaut dans le Nord; ils
nous étaient d'ailleurs inutiles.
Nos fidèles alliés ne
nous laissaient jamais dans l'embarras.
Les correspondants des journaux anglais que l'on recevait
dans ce but au quartier général, nous renseignaient
avec soin sur les armements et les organisations
en grand; les innombrables feuilles locales divulguaient
librement les détails de chaque jour; les
chefs des troupes françaises, avec une incompréhensible
incurie, ne gênaient en rien les habitants
dans leurs mouvements d'affaires; et ceux-ci,
questionnés par nos patrouilles, racontaient avec la
loquacité française, jusque dans les moindres détails,
tout ce qu'ils avaient vu.
Comme en même
temps notre cavalerie légère battait au loin le pays
avec une activité et une hardiesse admirables,
qu'elle combinait ses observations avec prudence
et perspicacité, nous ne manquions jamais de nouvelles
certaines.
En ce qui concerne le Havre, il
n'y eut bientôt plus aucun doute possible; il nous
arrivait de là, par centaines, des voyageurs, des
paysannes et même des soldats réformés et congédiés.
La ville était occupée par des forces très-considérables
et protégée du côté de terre par de
solides fortifications, en partie permanentes, en
partie récemment élevées; plusieurs bâtiments de
guerre étaient mouillés dans le port.
C'est pourquoi le général
de Goeben prit, dès le 11,
à Bolbec la
résolution de poursuivre sans retard sa marche
sur la Somme.
Le Havre n'a donc
jamais couru aucun risque et
par conséquent n'a point été sauvé par le général
Faidherbe : So war also
le Havre nie gefährdet und
wurde auch nicht von General Faidherbe gerettet."
Dans sa Réponse a la relation du général von Goeben
, le
général Faidherbe soutient qu'il a forcé
le VIIIe corps prussien
à quitter les environs du Havre, que cela
s'appelle bien "dégager" le Havre;
et il ajoute : "Il
est probable que cette place n'aurait pas résisté à
un bombardement de quelques jours."
En écrivant cette dernière phrase, le général Faidherbe
ne considérait sans doute que la partie permanente
des fortifications du Havre, et il est probable
qu'il ignorait l'existence des retranchements passagers
que nous avons décrits plus haut.
La population
du Havre était à l'abri d'un bombardement tenté par
des canons de campagne; il y avait cent trente-sept
pièces de position sur ses remparts, et près de
40000 hommes en armes dans ses murs:
Cette
situation était de nature à faire réfléchir l'assaillant,
car le général de Goeben
avait alors à sa disposition
non le VIIIe corps tout entier, mais la moitié seulement,
c'est-à-dire la 16e division renforcée de la brigade
des dragons de la garde.
Il n'avait avec lui à
Bolbec qu'une brigade d'infanterie, un régiment de
hussards et deux batteries; il était suivi à une demi-journée
de marche par l'autre brigade de la 16e division
et par le corps d'artillerie.
Quant à la 15e division,
qui avait des détachements sur la rive gauche
de la Seine, elle opérait isolément, et c'est à la date
du 18 décembre seulement, que le VIIIe corps prussien
fut réuni tout entier à Crèvecoeur sous les ordres
de son chef.
D'ailleurs les forces du
général de Goeben
eussent-elles été doubles ou triples, la situation
eût encore été la même.
Est-ce à dire que le Havre
fût imprenable? Certes
nous nous garderions bien de l'affirmer, s'il est vrai
que Sébastopol ait pu être enlevé de vive force et que
les Prussiens eux-mêmes, dans cette funeste campagne,
aient pu prendre Paris à la gorge le 19 septembre.
Mais, il faut leur rendre justice, ils sont très avares
du sang de leurs soldats; on les a rarement
vus monter à l'assaut, et ils ne risquent des coups
d'audace que lorsque les résultats à attendre sont en
rapport avec les sacrifices à faire.
Or, malgré son
importance considérable et le désir que les Allemands
ont pu avoir de s'en emparer,
le Havre se trouve dans
une situation tout à fait exceptionnelle.
Pour s'en rendre
complètement maître, il faudrait non-seulement
l'assiéger, mais encore le bloquer; car tant que les
communications avec Honfleur,
Caen, Cherbourg et
le littoral ne sont pas rompues, il peut recevoir
des renforts ou évacuer sa garnison; en sorte qu'après
une tentative même heureuse, l'ennemi courrait
le risque de trouver une place vide de défenseurs.
En outre, le Havre étant
situé au sommet d'un triangle
dont les côtés étaient complétement libres, notre
flottille aurait pu jeter sur les derrières de l'ennemi
un corps de débarquement qui, le prenant à revers,
l'eût forcé à lâcher prise.
Les Prussiens ne pouvaient
donc s'engager ni longtemps, ni sérieusement contre
le Havre avant d'avoir
leur base d'opération complètement
assurée et d'être dégagés de toute préoccupation
sur leurs flancs; d'ailleurs ils n'ont jamais
eu l'idée d'occuper d'une façon permanente des points
aussi éloignés.
Leur tactique constante a été d'attirer
nos troupes en rase campagne afin de les battre isolément.
La preuve de ces intentions se trouve dans les
instructions du grand quartier de Versailles en date
du 17 décembre, desquelles nous extrayons ce qui
suit :
« La situation générale nous oblige à ne pour suivre
l'ennemi après une victoire, qu'autant qu'il
en est besoin pour disperser ses masses et les
mettre hors d'état de se reformer de longtemps.
Nous ne pouvons pas le suivre jusqu'en ses derniers
points d'appui, tels que Lille,
le Havre et Bourges,
ni occuper pendant une longue durée, des provinces
aussi éloignées que la Normandie, la Bretagne
ou la Vendée.
Nous devons même nous résoudre
à évacuer certaines positions conquises,
comme Dieppe et éventuellement
aussi Tours, afin
de concentrer le gros de nos forces sur un petit
nombre de points principaux. »
Signé: Moltke.
Dans leur situation, les Allemands ne pouvaient
donc tenter sur le Havre
qu'un coup de main; et il
paraît démontré aujourd'hui que le mouvement du
général Faidherbe n'a été pour rien dans l'abandon
de l'entreprise du général
de Goeben contre cette
place.
Un article de la Revue militaire de Darmstadt ,
qui clôt la polémique sur ce point, s'exprime en ces
termes:
« A la date du 11 décembre, le général de Goeben ne se doutait en aucune façon du mouvement du général Faidherbe; ce fut seulement trois jours plus tard, le 14, à Saint-Valery-en-Caux, qu'il apprit par le général de Manteuffel que des divisions ennemies s'étaient avancées offensivement jusque sous les murs de la Fère. En outre, cette nouvelle lui causa si peu d'impression, que ses troupes firent séjour à Dieppe le 15, sans qu'il fût rien changé aux ordres qu'il avait donnés à cet effet. »
Ces raisons paraissent concluantes.
Marche du général de Goeben sur Dieppe et sur Amiens
Si le général
de Goeben avait connu,
le 11 décembre,
le mouvement offensif
du général Faidherbe, s'il avait été contraint par lui
de « quitter Bolbec à marches forcées » pour remonter
vers le Nord, il est probable qu'il n'aurait
point passé par Fauville,
Saint-Valery-en-Caux et
Dieppe, ni fait séjour dans
cette dernière ville, pour
revenir ensuite à Neufchâtel, et mis ainsi cinq jours
pour parcourir une distance qu'il pouvait franchir
directement en deux étapes.
De Neufchâtel, le général
de Goeben aurait pu encore
gagner la ligne
de la Somme en deux jours; or il en mit quatre
pour se rendre à Amiens
où il arriva le 20.
Il est donc
impossible de voir dans sa marche le moindre indice
de précipitation; en outre, l'examen attentif de son
itinéraire prouve que s'il a renoncé à son entreprise
contre le Havre,
c'est qu'elle n'offrait aucune chance
de succès, car en admettant que cette place « n'ait
pu résister à quelques jours de bombardement » le
général prussien avait parfaitement le temps d'essayer
de ce moyen.
S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il y voyait
de sérieux inconvénients.
Il est certain qu'une attaque
même heureuse ne valait pas les chances qu'il
eût courues si sa tentative eût échoué, et nous ne
voyons pas dans quel but il aurait avoué qu'il s'est
trouvé en face du Havre dans une situation qui n'est
pas sans analogie avec celle qu'a décrite La Fontaine
dans la fable du Renard et des Raisins .
Le général Faidherbe a eu tort de croire que son
adversaire ne voulait lui laisser aucun mérite:
l'ennemi
professe pour lui la plus sérieuse estime, et les
récits populaires allemands ne prononcent son nom
qu'avec respect.
Quant à nous, nous admirons plus
que personne l'habileté et l'énergie qu'a déployées le
général en chef de notre armée du Nord, et nous ne
croyons pas amoindrir le mérite qu'il a eu dans la
dernière campagne, en attribuant à la ville et à l'armée
du Havre un des rares résultats qu'elles puissent
légitimement revendiquer, celui d'avoir préservé
elles-mêmes des atteintes de l'ennemi le second port
de commerce de la France.