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La guerre dans l'ouest : campagne de 1870-1871
Chapitre 10 |
Événements en Normandie depuis la prise de Rouen jusqu'à l'occupation de Dieppe
Source : L. Rolin.
Etat de défense et occupation de la ville de Rouen
Du moment où l'on n'avait pas cherché à arrêter
le général de Manteuffel dans le pays
de Bray, c'est-à-dire
dans cette contrée accidentée qui avoisine
les sources de l'Epte et de l'Andelle,
entre Gournay
et Neufchâtel, le
sort de Rouen était décidé.
Par suite de sa situation topographique, l'ancienne capitale
de la Normandie est en effet placée, au point
de vue d'une défense immédiate, dans les conditions
les plus défavorables qu'on puisse trouver réunies.
Encaissée au milieu d'une série de collines qui la
dominent de toutes parts, elle est coupée en deux
parties par la Seine, dont le cours offre en cet endroit
une grande largeur et subit déjà l'influence de
la marée; en outre, il n'existe entre les deux rives du
fleuve que des moyens de communication insuffisants.
Des faubourgs importants et de longues files
d'usines qui s'en détachent dans toutes les directions,
nécessiteraient pour la défense de la ville une ligne
de retranchements très éloignée, d'un développement
énorme, avec de nombreux ouvrages de campagne
et une garnison considérable.
En supposant même
toutes ces conditions remplies, la défense serait
encore faible, parce que plusieurs vallées profondes,
venant toutes aboutir à la Seine au même point, ne
permettent pas aux défenseurs de communiquer facilément
entre eux et de se prêter efficacement un
appui réciproque.
Malgré ces considérations, on avait essayé à la
dernière heure de
couvrir Rouen au moyen d'une
ligne continue de retranchements.
La première commission
municipale de défense, organisée dans cette
ville à la fin du mois d'août, s'était adjoint plusieurs
anciens militaires qui avaient prévu ce qu'il était possible
de tenter pour se mettre à l'abri d'un coup de
main.
Plus tard, le gouvernement organisa des comités
de défense départementaux, et celui qui fut formé
à Rouen
le 11 septembre
par l'autorité préfectorale
était, là comme ailleurs, composé de personnes
étrangères à la profession des armes.
Le décret du 14 octobre 1870
sur l'état de guerre mit fin, il est
vrai, à l'existence des comités départementaux et les
remplaça par les comités militaires; mais cela n'empêcha
pas ceux qui, sous les noms les plus divers,
s'étaient spontanément formés dans les différentes
villes, de continuer à s'agiter, jusqu'à ce qu'un décret
du 19 novembre en ait explicitement prononcé
l'abolition.
Le comité militaire
de Rouen avait adopté, dès le
20 octobre, un projet de défense présenté par un ingénieur
ordinaire des ponts et chaussées, M. Allard,
et l'exécution en fut confiée, le 19 novembre, au
capitaine de vaisseau Mouchez.
D'après ce projet,
les retranchements devaient former une enceinte
continue: elle s'appuyait sur la rive droite de la
Seine, au lieu
dit le Tourniquet, passait en avant du
Mesnil-Esnard, à la ferme Lalande et
à la Table-de-Pierre,
coupait la route de Gournay en arrière
de Saint-Jacques-sur-Darnétal et, suivant cette route
jusqu'au territoire
de Roncherolles, couronnait la
crête extérieure des ravins en arrière de ce village,
jusqu'au lieu dit la Robinette; puis, longeant la crête
du ravin qui,
de Saint-Martin-du-Vivier remonte
vers la route
de Neufchâtel, elle coupait cette route
au delà
de Bois-Guillaume, traversait la Forêt-
Verte pour
gagner Houppeville au lieu dit Voix-
Maline,
atteignait Malaunay près du cimetière, franchissait
en deçà de cette dernière ville la route de
Dieppe et occupait le mamelon
de Happetout; enfin,
après avoir traversé le village
de Saint-Jean-du-Cardonnay
et la route
du Havre, elle suivait intérieurement
la crête du ravin qui débouche par la Fontaine
sur la vallée de la Seine.
Sur la rive gauche du fleuve,
une coupure faite dans la presqu'île du Rouvray traversait
la route de Caen en avant
de Grand-Couronne,
celle d'Elbeuf dans la forêt de la Londe, et
allait aboutir entre Oissel
et Orival.
Ce projet comportait
en outre l'exécution de dix-huit lunettes.
Le principal défaut de ce système était son énorme
développement de plus de quarante kilomètres.
Pour
occuper ce vaste camp retranché et fournir des garnisons
à tous les ouvrages, il aurait fallu des effectifs
considérables, plusieurs fois supérieurs à ceux
du corps d'armée de l'Andelle.
Cependant, en présence
de la gravité des circonstances, le commandant
Mouchez avait dû accepter tel quel ce projet
patronné par le comité militaire.
Il se rendit au
sein du conseil municipal de Rouen,
qui, sur la
motion d'un de ses membres, M. Raoul Duval, lui
ouvrit un crédit illimité mais il y avait une chose
plus précieuse encore que l'argent, et dont, par malheur,
on ne pouvait plus disposer, c'était le temps
indispensable pour l'exécution de cette ligne de défense.
Néanmoins on se mit à l'oeuvre sans retard;
commencés le 22 novembre, les travaux furent poussés
avec la plus grande activité jusqu'au 4 décembre.
A cette date, quelques ouvrages, tels que
ceux d'Isneauville,
de la Table-de-Pierre,
de la ferme Lalande,
du Mesnil-Esnard et
du Tourniquet, étaient
très-avancés; mais on n'avait terminé que la moitié
à peine des travaux de l'enceinte.
Quant à l'armement,
il devait se composer de quarante-six pièces de
marine de gros calibre; la lunette d'Isneauville en
comptait huit à elle seule; mais, dans le nombre total
de ces pièces, deux seulement se trouvaient en position
et montées sur leurs affûts.
Le débarquement
et le transport de ces canons et de leurs munitions
avaient été confiés à l'équipage de la flottille de la
basse Seine, qui avait remonté le fleuve jusqu'à
Rouen.
Cette flottille, composée d'une batterie flottante, "La
Protectrice", et de trois canonnières, "l'Oriflamme",
"l'Etendard" et "la Mitrailleuse", était sous les
ordres directs du commandant Mouchez.
En partant
pour le pays de Bray,il avait laissé le commandement
au capitaine de frégate Vallon; dès que cet officier
supérieur eut connaissance de la déroute de Buchy,
il s'empressa de faire enclouer et jeter à la Seine un
certain nombre de canons.
Cette mesure précipitée,
bientôt connue de la population et des troupes, produisit
un effet regrettable, car elle fit prématurément
courir le bruit que la défense
de Rouen était abandonnée.
Rien n'était moins fondé cependant, car
jusque-là les autorités militaires et civiles étaient
d'accord pour une lutte à outrance.
Dans la journée du 4 décembre,
le général Briand, qui avait
à concilier les intérêts d'une grande ville avec ceux
de son armée, s'était rendu au sein du conseil municipal
pour exposer la situation.
Essayer de défendre
Rouen à ses portes, avec
les ressources restreintes
dont il disposait, c'était s'exposer à le faire bombarder
après une courte résistance; avant de risquer une
pareille entreprise, il désira connaître les intentions
de la municipalité.
Le conseil déclara "s'en remettre
au général, parce qu'en défendant son honneur
militaire, il défendrait en même temps celui de la
ville".
L'honneur militaire est une chose à laquelle
on ne fait pas inutilement appel chez un soldat;
aussi le général déclara-t-il en se retirant, qu'il allait
s'établir sur la ligne de défense après avoir donné des
ordres à ses officiers.
C'est à l'issue de cette séance
qu'il apprit la déroute de Buchy; il se rendit aussitôt à
Isneauville pour essayer d'arrêter les fuyards; mais,
comme on le sait, tous ses efforts furent inutiles.
Pour
rallier ces hommes, en grande partie débandés, pour
réunir les gardes nationaux qui avaient été renvoyés
dans leurs foyers, enfin pour appeler aux armes toute
la population valide, le général Briand avait demandé
que le tocsin fût sonné et la générale battue à quatre
heures du matin.
Dans la soirée, il réunit les principaux
chefs de corps et de service, et, malgré les
résistances ou les réticences de quelques-uns, malgré
les considérations et les objections émises dans un
sens contraire, il maintint sa décision et déclara que
la défense aurait lieu.
Avant de congédier les officiers,
il assigna à chacun d'eux son poste de combat
et les emplacements respectifs où les diverses troupes
devaient être établies le lendemain à cinq heures du
matin.
La nuit se passa sans autre incident remarquable
que l'annonce de l'arrivée de l'ennemi à Elbeuf.
Malgré
l'invraisemblance de cette nouvelle, le maire,
le préfet et le général en furent prévenus, vers deux
heures du matin; mais à la lecture du télégramme,
on s'aperçut que le chef d'état-major des gardes
natioriales avait confondu Elbeuf-sur-Andelle avec
Elbeuf-sur-Seine.
Cet étrange quiproquo éclairci,
le général Briand maintint les ordres donnés la veille;
à quatre heures du matin, il annonça au maire et au
préfet qu'il allait partir pour les lignes de défense;
mais, une heure plus tard, il se rendit à l'hôtel de
ville et déclara qu'il venait de donner à ses troupes
l'ordre de battre en retraite.
Que s'était-il donc passé
dans son esprit de quatre à cinq heures du matin, et
pourquoi ce changement subit dans ses résolutions ?
Le général avait compris que pour tenter, dans des
conditions aussi désespérées et en dépit de toutes les
considérations militaires, la défense immédiate d'une
ville ouverte de plus de cent mille habitants, il fallait
non-seulement être suivi par la population, mais
être en quelque sorte poussé par elle; c'est pourquoi
il avait réclamé l'appel aux armes au son des cloches
et des tambours.
Or, le tocsin qu'on avait sonné dans
la nuit pour un incendie ne se fit pas entendre pour
la défense, au moment de tenter un suprême effort;
quant à la générale, elle ne fut pas battue dans plusieurs
circonscriptions, notamment dans celle de la
préfecture, où était établi l'état-major des gardes nationales
et où le général Briand s'était rendu en personne.
Rouen dormait profondément.
Dès lors, ne
trouvant ni l'animation ni l'enthousiasme qu'il espérait,
enthousiasme que les événements de la veille
n'étaient malheureusement pas de nature à exciter, le
général Briand s'était considéré comme dégagé de sa
parole et avait donné le signal de la retraite.
En réalité,
il n'avait abandonné qu'au dernier moment sa
détermination de lutte à outrance.
Le commandant
Mouchez se rendait à son poste de combat, le chef
d'escadron Sauvé, à la tête de ses batteries, était déjà
parti pour les positions désignées la veille, lorsqu'ils
reçurent, comme les autres chefs de corps, l'ordre
de battre en retraite.
Ce mouvement commença vers six heures.
Une partie des troupes avaient déjà traversé
la Seine et étaient engagées sur la route de
Caen, lorsqu'une députation de la municipalité se
rendit près du général pour essayer de le faire revenir
sur sa détermination; mais il y persista, en assumant
d'ailleurs la responsabilité de ses actes.
Pour dégager la sienne, le corps municipal, d'accord
avec le préfet, crut devoir adresser aux habitants
une proclamation qui ne tarda pas à être connue
de l'ennemi et qui occasionna plus tard entre
nos autorités civiles et nos autorités militaires une
polémique aussi vive que regrettable.
Ceux qui ont
servi sous les ordres du général Briand n'ont jamais
douté de sa bravoure ni de sa loyauté, la municipalité
de Rouen, de son côté,
a fait preuve de beaucoup de
courage civique et de dignité en face de l'invasion
allemande, et la garde nationale de cette ville a montré,
dans les marches et contre-marches qu'on lui fit
exécuter, une résolution et un entrain dignes d'un
meilleur emploi.
On peut donc, sans risquer de blesser
ni les uns ni les autres, résumer d'un mot la
question.
L'idée d'une bataille aux portes
de Rouen
était une conception plus que désespérée; c'était la
perte de la bataille d'abord, puis celle de l'armée,
et enfin celle d'une grande et importante cité.
Le général Briand a bien fait d'abandonner, même au
dernier moment, un pareil projet, parce qu'il était
contraire aux considérations militaires les plus
simples.
A dire vrai, il est probable qu'on aurait pu tenir,
pendant la journée du 5 décembre, dans les positions qu'on était
convenu d'appeler les lignes de défense.
Comme la veille, on n'aurait eu affaire qu'au corps
du général de Goeben,
qui devait opérer une forte
reconnaissance
contre Rouen et envoyer
un détachement à Malaunay, afin de couper
à nos troupes la route du Havre.
Mais, pour la journée
du 6 décembre,
le général de
Manteuffel avait ordonné un choc général contre la
ligne de la Seine, et le résultat était facile à prévoir
au bout de peu de temps, le combat engagé sur les
lignes de défense se serait rapproché des portes de
Rouen, et on peut
se figurer l'effet produit par cent
soixante-dix-neuf pièces de canon braquées sur les
hauteurs qui dominent cette ville.
C'eût été sa destruction
complète et la ruine des habitants.
Quant
à nos troupes, ceux qui les ont vues s'engouffrer
par le pont de pierre dans la matinée
du 4 décembre
peuvent s'imaginer ce qu'eût été la déroute.
La retraite sur la rive gauche de la Seine était
donc un mouvement commandé par la nécessité,
mais il aurait pu s'exécuter avec moins de précipitation.
En outre, tout en évacuant la ville, il eût été
préférable de s'en maintenir à proximité; en faisant
sauter les ponts et en prenant position sur la ligne
qui va de Pont-de-l'Arche
à Elbeuf et
à la Bouille,
dans un pays hérissé de forêts et très favorable à la
défense, on donnaitla main à notre corps de l'Eure, et
on gênait sérieusement les Prussiens dans l'occupation
de Rouen.
Menacé sur son flanc droit par le général
Faidherbe, et sur son flanc gauche par le général
Briand, l'ennemi eût été sans doute forcé de se retirer
sur Beauvais; dans tous les cas, au lieu de se risquer
à faire une pointe contre le Havre, il se serait
trouvé dans une situation des plus critiques lorsque
notre armée du Nord aurait repris l'offensive.
Retraite du général Briand sur Honfleur (5 et 6 décembre)
Au lieu de prendre cette position, le général
Briand se replia
sur le Havre; quelques rares détachements
suivirent la rive droite de la Seine, mais la
plupart des bataillons passèrent sur la rive gauche
et allèrent s'entasser pêle-mêle sur la route
de Bourgachard
et de Pont-Audemer.
La retraite s'opéra
dans des conditions déplorables.
La température était
d'une rigueur excessive, la neige couvrait la terre,
les officiers, après avoir essayé quelque temps de
maintenir l'ordre dans la marche, durent cesser des
efforts inutiles; les soldats affamés quittaient les rangs
pour tâcher de se procurer des vivres; et, comme
l'armée de la Loire, qui au même moment évacuait
Orléans, comme plus tard nos autres armées de province,
l'armée de Rouen eut,
elle aussi, sa déroute
complète et sa retraite de Russie sous le ciel de la
France.
Bon nombre de malheureux soldats, épuisés
par la fatigue, engourdis par le froid ou mourant
de faim, se couchèrent dans les fossés de la
route pour ne plus se relever.
Pauvres jeunes gens,
qui avaient éprouvé toutes les privations et toutes les
misères de la vie de soldat, sans en avoir connu les
jours de victoire, qui font oublier tous les maux!
Après
avoir franchi en trente heures, et presque sans s'arrêter,
une distance de près de quatre-vingt-dix kilomètres,
les troupes du général Briand, au nombre
d'une vingtaine de mille hommes, arrivèrent
à Honfleur
dans la matinée du 6 décembre, et furent embarquées
le soir même et le jour suivant pour le Havre.
Evénements sur la rive gauche de la Seine
A Rouen, le départ de notre
armée avait causé une émotion profonde.
Plusieurs gardes nationaux
sédentaires étaient partis en même temps que les
mobilisés; d'autres, sous l'impression du découragement
ou sous l'empire de la colère, brisèrent leurs
fusils ou les déchargèrent dans les rues; puis les soldats
du désordre et les volontaires de l'émeute, qui
marchent rarement à l'ennemi, mais qu'on est toujours
sûr de rencontrer dans les cités populeuses
aux jours de grandes crises, s'emparèrent des armes
abandonnées pour les diriger contre leurs concitoyens;
ils allèrent assiéger le conseil municipal et
firent feu sur les fenêtres de l'hôtel de ville.
Pour mettre fin à ces tristes scènes, il ne fallut rien
moins que la nouvelle de l'arrivée des Prussiens, dont
l'avant-garde était signalée aux portes
de Rouen.
Parti de Buchy dans la matinée
du 5 décembre, le
général de Goeben
s'était porté à la tête de la 16e division
jusque sur les hauteurs de Saint-André-sur-Cailly,
tandis que la 29e brigade se disposait à l'appuyer
à Saint-Germain, et qu'un détachement de
flanqueurs se dirigeait sur Malaunay.
Après avoir pris
ces dispositions, il s'avança en personne à la tête
d'une forte reconnaissance jusqu'à Quincampoix, où
il apprit, vers onze heures du matin, la retraite du
général Briand.
Il continua sa marche sur Isneauville,
dont il trouva les retranchements abandonnés,
et de là il poussa son avant-garde jusque dans les
rues de Rouen.
Vers deux heures et demie, le major
Sachs, du 70e régiment, escorté d'un piquet d'infanterie,
se présenta au sein du conseil municipal assemblé,
et lui annonça qu'il venait prendre possession de
la ville au nom du général de Manteuffel.
"Vous êtes ici par la force, lui répondit le maire, M. Nétien,
les troupes françaises nous ont quitté ce matin, et
nous sommes ainsi contraints de subir vos ordres".
Le major Sachs ayant, selon l'habitude allemande,
déclaré la municipalité responsable de tout acte
d'agression contre son détachement, le maire lui
montra de la main les traces de la fusillade qui venait
d'avoir lieu.
"Ah! s'écria l'officier ennemi, vous
avez à la fois la révolution et l'occupation étrangère.
C'est trop!".
Peu de temps après, le général de Goeben à son
tour, fit son entrée dans l'antique capitale de la Normandie
à la tête de deux brigades.
Les affiches qui
s'étalaient sur les murs: "Grande victoire à Paris;
général Ducrot occupe la Marne", et la proclamation
des autorités civiles aux habitants, lui donnèrent
l'explication des événements survenus dans
les derniers jours, et du peu de résistance qu'il avait
rencontré.
A Rouen, comme
à Amiens,
le général de Goeben avait pris les devants.
Le général de Manteuffel,
resté à Argueil, ne paraît même pas avoir été
tenu très exactement au courant de la situation, car
son avant-garde étant entrée
à Rouen à deux heures
de l'après-midi, le même soir, à sept heures, il dictait
ses instructions en vue d'un engagement général,
auquel il s'attendait pour le lendemain.
Il espérait, au moyen d'un changement de front, la droite en
avant, jeter dans la Seine, le 6 décembre, nos troupes,
qu'il croyait encore sur l'Andelle, tandis qu'à
cette date elles étaient en sûreté
à Honfleur.
Le général
en chef de la Ie armée allemande avait sans
doute été trompé par les rapports effarés de la division
de cavalerie saxonne qui était chargée d'éclairer
son aile gauche, et qui, depuis Etrépagny, se figurait
toujours avoir en face d'elle le général Briand.
Il y
eut bien, dans la matinée
du 5 décembre, quelques
coups de feu échangés sans résultat, aux abords du
bois de Mussegros et de la forêt
de Lyons, avec des
corps francs oubliés ou perdus et des gardes nationaux
isolés, mais en réalité, dans toute la journée,
les Prussiens n'essuyèrent aucune perte.
Seul, le comte de Lippe
eut quatre cavaliers hors de combat;
ces cavaliers, appartenant
au 2e dragons saxons, faisaient
partie d'une patrouille dirigée
sur Vernon;
deux d'entre eux furent tués, et deux autres, parmi
lesquels un officier, blessés dans la forêt, près du château
de Saulseuse, par quatre ou cinq paysans, dont
l'un paya de sa vie cet exploit.
Lorsqu'il se mit en marche
sur Rouen
le 6 décembre,
le général de Manteuffel
ne rencontra donc
devant lui aucun obstacle, et ne trouva rien à jeter à
la Seine que les lourds canons de marine abandonnés
par nous en arrière des retranchements
de la Table-de-
Pierre, et qui, avec
ceux d'Isneauville, formaient
un total de trente pièces.
Les Prussiens ne cachèrent
pas leur dépit d'avoir ainsi laissé échapper, presque
en totalité,
notre armée de l'Andelle.
Dans le récit qu'il a fait des opérations de
la Ie armée allemande,
le colonel comte de Wartensleben reconnaît bien
que la défense immédiate
de Rouen n'était pas praticable
mais il regrette amèrement que le général
Briand ait pu opérer sa retraite sans être inquiété,
et il en conclut que "la marche la plus rapide ne
saurait atteindre un adversaire qui, au premier
choc des têtes de colonnes, se soustrait à l'action
décisive".
Certes, la marche de la Ie armée allemande
d'Amiens sur Rouen
s'est effectuée, du 1e au
3 décembre, avec une célérité remarquable; il est
naturel qu'elle se soit ralentie
le 4 décembre, par suite des engagements
qui ont eu lieu dans la journée; mais, à
partir de ce moment, rien n'explique l'hésitation qui
s'est produite chez nos ennemis.
Le 4 décembre, à midi, le
général de Manteuffel était
à Argueil, et il n'est entré
à Rouen que plus de
quarante-huit heures après, sans
avoir rencontré d'obstacle sérieux, ni avoir subi
d'autre perte que celle de deux dragons lithuaniens;
en un mot, il mit deux jours pour faire une étape,
tandis que nos troupes firent près de trois étapes dans
la même journée.
Heureusement pour nous, le général
de Manteuffel n'était pas relié avec
le VIIIe corps
sur sa droite, et il était mal éclairé sur sa gauche par
le comte de Lippe; en outre,
le 3 décembre, il se
produisit, dans son entourage, un changement qui
ne fut peut-être pas sans influence sur la marche des
opérations.
A cette date, le
général de Sperling avait
repris ses fonctions de chef d'état-major de
la Ie armée,
ce qui permit sans doute au comte de Wartensleben
de continuer plus à loisir ses études d'art et
d'archéologie sur les châteaux "répandus à profusion"
dans la vallée de l'Andelle.
Ce fut seulement le 6 décembre, à une heure de
l'après-midi, que le général de Manteuffel fit son
entrée à Rouen.
Son premier soin fut d'adresser une
proclamation aux habitants pour leur faire connaître
qu'il avait chargé des fonctions de préfet de la Seine-
Inférieure le capitaine Cramer,
auditeur au Ie corps,
lequel fut plus tard remplacé par un ci-devant capitaine
de cercle, le baron de Pfuel; car la Normandie
ne devait pas échapper à cette nuée de fonctionnaires
que les armées ennemies traînaient à leur suite.
Ce
préfet allemand avait pour mission de tâcher de s'assurer
le concours de ceux de nos employés qui voudraient
rester à leur poste, de s'occuper des réquisitions
et de fonder un organe officiel de la presse.
Le
commandement de la place, exercé dans les premiers
jours par le major Sachs,
fut ensuite confié au colonel
Jungé, de l'artillerie du Ie corps.
La nouvelle de l'occupation
de Rouen fut connue
à Versailles le 6 décembre,
et le grand quartier prussien
ordonna immédiatement la poursuite de nos
troupes dans la direction du Havre.
Le général deManteuffel
donna ses instructions à cet effet le
7 décembre; mais on sait qu'à cette dernière date
l'armée du général Briand était hors d'atteinte.
Sur la rive gauche de la Seine, notre corps d'occupation
du département de l'Eure était toujours en
observation a Conches, à Évreux et
à Vernon, contre
le général de Rheinbaben.
Ce général occupait Dreux
et Anet, s'étendant,
par sa droite,
jusqu'à Pacy-sur-Eure,
et couvert, à Saint-André,
par la brigade de Barby.
Ses éclaireurs poussaient de fréquentes
patrouilles dans la direction d'Évreux.
Rencontres de Damville, de Breteuil et d'Autrebois (28 novembre 2 décembre)
Le 28 novembre,
des dragons d'Oldenbourg
et de Schleswig-Holstein,
qui viennent reconnaître nos avant-postes, ont
un cavalier tué aux environs
de Damville, et un autre
blessé près d'Autrebois.
Le 30 novembre,
les éclaireurs de la brigade de Bredow
s'avancent dans la direction de
Breteuil, et
retournent à Dreux
après avoir perdu deux uhlans.
Enfin, le 1e décembre,
les dragons oldenbourgeois,
partis de Saint-André, poussent de
nouveau jusqu'au hameau d'Autrebois,
entre Avrilly
et Grossoeuvre, et essuient là quelques coups de feu
qui blessent un des leurs.
Le lendemain, les Allemands
reviennent en force; une colonne combinée de
toutes armes s'avance par la route
de Nonancourt,
jusqu'au hameau d'Autrebois,
en arrière duquel elle
se déploie et prend position; divers détachements
se portent, sans rencontrer d'obstacle,
sur Grossoeuvre,
Avrilly et
le Plessis-Grohan, qu'ils mettent au
pillage; pendant ce temps, le gros de la colonne
incendie les lieux précédemment occupés par nos
troupes, et canonne le château de Bérou, vide de
défenseurs.
Les Allemands ne poussent pas plus loin
leur démonstration, et rentrent dans leurs cantonnements
après avoir allumé plusieurs incendies au
Plessis-Grohan,
à Autrebois et à Seugé.
On voit que
le général de Rheinbaben,
qui connaît sans doute la
marche du général de Manteuffel
sur Rouen, devient
de jour en jour plus entreprenant, et s'avance peu à
peu sur Évreux.
Cette ville n'est couverte, sur la
route de Nonancourt,
que par une portion du 1er bataillon
de la mobile des Landes, les 1e et 3e bataillons
de mobilisés de la légion du Havre, et quelques
corps francs, cantonnés à Angerville-la-Campagne
et aux environs.
Surprise de Guichainville (4 décembre)
Sur la route de Saint-André,
Guichainville
est occupé par les 6e et 8e compagnies du
1e bataillon des Landes.
Là, le 4 décembre, vers
onze heures et demie du soir, l'ennemi tente de surprendre
un poste d'une vingtaine de mobiles, qui, se
croyant soutenus, résistent résolûment pendant près
de trois quarts d'heure aux landwehriens du 2e régiment
de la garde, leur tuent un sous-officier et deux
grenadiers, en blessent quatre ou cinq autres, et
mettent le reste en fuite; de leur côté, ils avaient
perdu deux hommes dans cette affaire.
Rencontres de Blaru et de Réanville (5, 7 et 8 décembre)
Du côté de Vernon, aux abords
de la forêt de Bizy,
les gardes nationaux de la contrée prêtent à nos
troupes un concours énergique et inquiètent chaque
jour les éclaireurs ennemis; le 5 décembre,
à Blaru,
et le surlendemain,
à Réanville, ils repoussent les
patrouilles du 11e hussards, et leur tuent ou blessent
plusieurs hommes et plusieurs chevaux.
Revenus à
Réanville le 8 décembre,
avec de l'infanterie, les
Allemands essuyèrent encore le feu des gardes nationaux,
dont un fut tué et un autre blessé dans cette
rencontre.
Mais cette résistance ne pouvait durer indéfiniment.
Retraite des troupes de l'Eure sur Serquigny et Louviers
Par suite de la prise de Rouen,
nos troupes de
l'Eure, menacées d'être prises à revers, étaient forcées
de se replier, tous les passages sur la Seine,
sauf ceux de Courcelles
et des Andelys, ayant été
laissés intacts aux mains de l'ennemi.
Aussi, dès qu'il connut la retraite du
général Briand,
le capitaine de frégate Gaude,
qui avait pris depuis quelques
jours le commandement de la subdivision de
l'Eure, s'empressa de replier son corps d'observation
derrière la Rille.
Il se dirigea d'abord sur Serquigny,
afin de protéger ce point stratégique, qui est
situé dans une vallée boisée, et qu'on avait essayé de
couvrir au moyen de quelques travaux de défense;
mais, dans les journées
des 7, 8 et 9 décembre,
l'abandon de la ligne de la Rille pour celle de la
Touques fut décidée à plusieurs reprises;
les mobiles de l'Ardèche
furent envoyés
à Pont-l'Évêque, et les
troupes de Conches
et d'Evreux dirigées
sur Lisieux,
à l'exception
des deux bataillons de mobilisés de la
Seine-Inférieure, qui retournèrent dans leur département.
Les événements de Rouen
eurent donc pour conséquence
l'abandon presque complet des départements
de la Seine-Inférieure et de l'Eure, que l'ennemi
pouvait désormais occuper sans coup férir, ce
qui ne serait pas arrivé
si l'armée de Rouen, réunie
aux troupes de l'Eure,
avait pris position sur la ligne
de Pont-de-l'Arche
à la Bouille.
Nous allons suivre maintenant, en commençant
par notre droite, c'est-à-dire par la rive gauche de la
Seine, la marche de chacun des détachements
envoyés par l'ennemi pour disperser nos troupes,
désarmer le pays, et occuper les villes les plus
importantes.
Tandis que le général de Manteuffel
faisait son entrée à Rouen, le
6 décembre, à la tête
d'une brigade de son aile gauche, sa réserve se portait
d'Argueil sur Épreville,
et le gros du 1e corps
restait échelonné entre Rouen
et Fleury-sur-Andelle.
Ce dernier point fut occupé par l'état-major et une
fraction de la 2e division d'infanterie.
On sait que le
premier soin des Prussiens en entrant dans une ville
est de se procurer des journaux.
A peine arrivé à
Fleury,
le capitaine de Jarotzki, aide de camp du
général-major de Pritzelwitz,
n'oublia pas cette précaution.
Il connut par une feuille de Rouen
la part
prise au combat d'Etrépagny
par M. Lecouturier, le
volontaire qui, on se le rappelle, avait servi de
guide au général Briand.
Les Prussiens allaient lui
faire expier chèrement sa belle conduite.
Dans la
matinée du 7 décembre , ils se firent indiquer sa
maison et commandèrent un piquet du 1er bataillon
de chasseurs pour la mettre à sac.
Le chef de ce
peloton d'exécution crut devoir haranguer ses soldats
du haut du perron pour les exhorter au pillage: ses
recommandations ne furent que trop bien suivies;
la consigne fut impitoyablement exécutée, et l'incendie
dévora ce qu'avaient épargne le vol et la dévastation.
Cet acte de vandalisme était d'autant moins
excusable de la part des Prussiens, qu'ils affectaient
de désapprouver les représailles exercées par leurs
alliés; or ils accomplirent de sang-froid
à Fleury-sur-Andelle
ce que les Saxons n'avaient peut-être commis
à Etrépagny
que sous l'empire de la colère.
Occupation de Vernon (9 décembre)
A la suite de cet exploit, le général de Pritzelvitz,
à la tête d'une brigade forte de six bataillons, deux
escadrons et deux batteries, partit de Fleury, passa
la Seine le 8 décembre sur un pont de bateaux jeté
aux Andelys, et s'avança dans la direction
de Vernon.
Il rencontra, entre cette dernière ville et Gaillon,
une soixantaine de mobilisés sans armes, qui avaient
d'abord suivi le mouvement de retraite
de l'armée de l'Eure
jusqu'à Louviers,
et que l'autorité militaire
avait ensuite renvoyés dans leurs foyers.
Sous le prétexte
qu'ils étaient porteurs d'uniformes, ces hommes
furent considérés comme prisonniers de guerre et
emmenés en captivité.
Le 9 décembre,
la brigade de Pritzelwitz
occupa Vernon
où elle resta jusqu'au 12 décembre
du même mois.
Occupation d'Evreux (8 décembre)
Un autre détachement du Ie corps , composé de
cinq bataillons, deux escadrons et deux batteries,
sous les ordres du colonel de Massow ,
du le régiment d'infanterie "Prince royal"
passa la Seine
à Pont-de-l'Arche
et arriva le 8 décembre
à Louviers où il désarma la
garde nationale.
Le 9 décembre, il entra
à Évreux, qui était déjà
occupé depuis deux jours par un détachement de la
division de Rheinbaben venu
de Dreux et commandé
par le colonel de Trotha ;
en sorte que le chef-lieu du
département de l'Eure se trouva envahi de deux côtés
à la fois.
Les derniers arrivés prirent leurs cantonnements
au nord de la ville; le 10 décembre, le général
de Rheinbaben , marchant
sur Chartres , rappela
son détachement qui fut remplacé à Évreux par celui
du colonel de Massow .
Marche des Prussiens sur Bourg-Achard et Pont-Audemer (8-9 décembre))
Sur la rive gauche de la basse Seine, une brigade
combinée de toutes armes, appartenant au VIIIe corps
et commandée par le colonel de Bock ,
atteignit le 8 décembre
Bourgachard, poussa le même jour son avant-garde
jusqu'à Pont-Audemer, et détruisit le télégraphe et
le chemin de fer à Montfort-sur-Rille .
Le lendemain,
le colonel de Bock
entra à Pont-Audemer et lança
son avant-garde
jusqu'à Toutainville ; de là, des patrouilles
de hussards rayonnèrent dans les directions
de Honfleur et
de Beuzeville ;
l'une d'elles poussa
même jusqu'à Fatouville
et Fiquefleur , d'où elle rapporta
la nouvelle que les troupes du général Briand
avaient été transportées au Havre .
Le 10 décembre, ce détachement
reprit la route de Rouen,
partie directement,
partie par Bourneville .
Sur la rive droite, les Saxons, qui avaient suivi
jusqu'à Écouis la marche de
la Ie armée allemande ,
étaient retournés à Gisors
et avaient repris leur poste
d'observation sur la Seine en amont
des Andelys .
Expédition des Prussiens à Dieppe (9 décembre)
Pour couper toute communication
entre l'armée du Nord
et l'armée du Havre, le
général de Manteuffel ,
dès son arrivée à Rouen,
avait décidé une expédition contre le littoral.
Deux bataillons d'infanterie, une
brigade de cavalerie, cuirassiers et uhlans, avec une
batterie à cheval, furent réunis
le 7 décembre à
Clères sous les
ordres du général-major comte de Dohna .
Le 8 décembre, ce
détachement marcha sur Omonville
et, le 9 décembre, sur
Dieppe où il entra sans résistance.
Après avoir brisé
les fusils, encloué les canons de marine trouvés au
château et dans les batteries de côtes, coupé les fils
du télégraphe et enlevé les appareils, il détruisit
les postes sémaphoriques et rasa les mâts de signaux,
sans oublier de faire de nombreuses réquisitions,
surtout à la Manufacture des tabacs; le lendemain,
le général de Dohna se retira
sur Auffay .
L'occupation d'un de nos ports de mer, connue le
10 décembre
à Versailles ,
fut aussitôt annoncée en Allemagne
et célébrée par la presse de ce pays à l'égal d'un
important succès.
Nos journaux racontèrent qu'à la
vue de la mer, les cavaliers du
comte de Dohna
s'étaient découverts et avaient poussé trois hurrahs
pour leur roi et leur patrie.
On comprend l'émotion
de ces soldats quelques mois auparavant, ils n'espéraient
guère franchir le Rhin allemand et, après des
succès inouïs, ils se voyaient tout à coup transportés
jusque sur les rivages de la Manche.