PROJETS D'OPÉRATIONS EN PROVINCE
Source : Pierre Lehautcourt : Guerre de 1870-71 - Aperçu et commentaires.
On sait pourquoi notre attention est uniquement dirigée sur Paris.
Nous ne songeons qu'à rompre son investissement.
Qu'il s'agisse d'une attaque directe ou d'une menace sur les lignes de communication ennemies,
tout mouvement offensif de l'extérieur devrait se combiner avec une sortie de la garnison.
Nous avons vu quel projet arrête tout d'abord Trochu.
Il y réserve un rôle secondaire aux armées de province, parce qu'il n'a pas la
moindre foi dans leur solidité.
En outre, la Délégation n'a qu'une connaissance imparfaite de ce plan.
Un ami de Gambetta, Ranc, parti de Paris,
le 14 octobre, n'apporte à Tours
aucune instruction écrite, mais des indications verbales dont il est malaisé
de déterminer la portée.
La Délégation est invitée à diriger sur la basse Seine les troupes dont
elle pourra disposer ou, tout au moins, un gros détachement.
A plusieurs reprises, Trochu et Jules Favre insistent sur ce
thème,
mais quelques-unes de leurs dépêches ne parviennent pas à
leur adresse;
d'autres éprouvent des retards considérables.
En outre, elles sont conçues en termes vagues et comportent
des contradictions.
Il en résulte que la Délégation tient peu de compte de ces
communications.
Pour elle, le « plan Trochu » est à l'état d'intention plutôt
que de projet arrêté.
Mais elle n'ignore pas que les ressources de Paris sont
limitées.
Les estimations les plus aventurées portent leur épuisement
au 15 ou au 20 décembre.
Il faut que novembre ne se passe pas sans un grand effort
de la province.
Dans quelle direction, à quelle époque le tenter?
Certains voudraient reporter aux premiers jours de décembre
un mouvement général d'offensive.
Nos troupes seraient mieux organisées, plus instruites,
plus nombreuses.
On les concentrerait pour livrer une grande bataille dont
l'issue déciderait
du sort de Paris.
Mais cette combinaison ne tient
aucun compte du facteur moral,
si puissant sur nos jeunes formations.
De l'avis du général d'Aurelle
l'inaction relative du camp de Salbris devient un danger
pour elle.
Quel serait le résultat d'un bivouac beaucoup plus prolongé,
par une saison de
plus en plus rigoureuse?
Des bruits courent déjà sur les relations de Bazaine
et de Frédéric-Charles.
On connaît l'envoi du général Boyer à Versailles, et il
est permis d'en tirer des conclusions pessimistes.
Attendre un mois reviendrait
à donner aux Allemands la possibilité de se renforcer.
Il faut donc commencer les opérations au plus tôt.
On pourrait jeter des troupes
dans l'Est, comme l'a proposé le général Fiéreck, au
commencement d'octobre, et
comme l'ont demandé Trochu et Le Flô.
En menaçant les communications de l'ennemi,
on le contraindrait, sinon à lever le blocus de Paris,
du moins à détacher des
masses importantes à notre rencontre.
Les difficultés seraient sans importance.
En dehors de la IIe armée, immobilisée jusqu'à la fin
d'octobre par Bazaine,
les Allemands n'ont dans l'Est que des troupes peu nombreuses,
presque toutes
retenues autour des places.
Ce plan présente donc des avantages tout particuliers, qui
nous conduiront à
l'adopter au moment de l'entreprise de Bourbaki, bien que les
circonstances aient
complètement changé, rendant beaucoup plus pénibles les
mouvements de nos jeunes
troupes.
Il aurait plus de chances de succès au mois de novembre.
Diverses
considérations empêchent son adoption.
Sa réalisation ne peut être immédiate
et les bruits qui courent sur l'armée du Rhin ne permettent
pas de risquer
dans l'Est une opération à longue échéance.
Qu'adviendrait-il de l'armée,
si elle s'y trouvait en présence de Frédéric-Charles?
Enfin, un autre motif,
le plus puissant peut-être aux yeux de la Délégation,
contribue à la détourner de ce projet.
En abandonnant, la vallée de la Loire, on découvrirait
Bourges et Tours, deux points importants à divers titres
et dont l'occupation surprendrait péniblement le pays.
Ainsi des considérations de politique intérieure continuent
d'intervenir dans la conduite de nos opérations.
Il est permis de le regretter.
Nos armées jouiraient
d'une plus grande liberté d'allures, si la Délégation
s'était établie plus loin du théâtre des opérations.
Au lieu de menacer les communications ennemies, on
veut donc marcher sur Paris.
L'armée pourrait se porter au nord-ouest, en s'abritant
d'un rideau, comme le désire Trochu.
Elle se concentrerait par voie ferrée dans
le Calvados, puis irait sur Rouen et Paris en remontant la
Seine.
La nature du
terrain, plus couvert et plus accidenté que la Beauce,
constituerait un avantage
pour notre jeune infanterie.
L'ennemi s'est moins étendu dans cette direction
que dans toute autre.
Enfin, nous menacerions directement Versailles et le
quartier général du roi Guillaume, tout en opérant
le plus loin possible des
renforts attendus de l'est.
Cette dernière considération surtout paraît digne
d'être pesée.
Longtemps, les Allemands en déduiront la probabilité d'une
tentative vers l'ouest.
Malgré ces avantages, malgré le désir de Trochu, la
Délégation n'adopte pas ce projet, se conformant en cela
aux vues de Bourbaki.
Le général considérerait comme des plus dangereuses une
marche de la Loire
à la Manche, à proximité de l'ennemi.
Il en entreprendra une autre, de la
Loire à Belfort, dans des conditions infiniment moins
favorables.
Ces divers projets écartés, reste la marche directe
sur Paris à travers la Beauce.
On éviterait à nos troupes des mouvements
de grande envergure peu appropriés à leur faible consistance;
on continuerait
de couvrir Tours et Bourges; on débuterait par la reprise
d'Orléans,
ce qui ne pourrait manquer d'exercer une influence heureuse
sur l'armée et sur le pays.
D'ailleurs la Délégation s'exagère les avantages de
cette ville comme « base d'opérations ».
Elle y voit la sentinelle avancée du centre vers Paris,
la clef de leurs communications.
Au sommet de la grande courbe de la
Loire, avec les forêts d'Orléans et de Mont-pipeau sur
leurs deux flancs,
nos troupes ne pourront y être enveloppées comme à Metz
ou à Sedan.
Par contre, on néglige des inconvénients sérieux :
nous rencontrerons
sur la route de Paris, outre les Allemands chassés de la
Loire, ceux
venant de l'investissement ou de l'est de la France;
nos troupes auront
derrière elles un fleuve qui compromettra leur retraite;
enfin, les
plaines nues de la Beauce seront peu favorables à notre
offensive
contre un ennemi largement pourvu d'artillerie et de
cavalerie.
Gambetta et M. de Freycinet se décident donc pour un
mouvement offensif sur Orléans, destiné à être prolongé
ensuite jusqu'à Paris.
Dans une conférence tenue à Salbris, le 24 octobre,
ils en arrêtent les détails.
D'Aurelle voudrait descendre la Loire
par Gien.
M. de Freycinet préférerait porter le 15e corps sur Blois,
l'y renforcer du 16e et remonter le fleuve.
On éviterait ainsi la traversée
du canal et de la forêt d'Orléans.
Après une nouvelle réunion,
on finit par se rallier à un compromis, c'est-à-dire à la
pire des solutions.
Les 2e et 3e divisions du 15e corps rallieront le 16e
à Blois et se porteront
sur Orléans, en cherchant à couper la retraite des Allemands.
En même
temps, la lere division traversera la Loire à Gien et
opérera de même
en amont.
On espère que ces deux masses, l'une de 70.000 hommes,
l'autre
de plus de 25.000, battront aisément l'ennemi.
On évalue ce dernier à 60.000
hommes au plus, et il en compte moins de 26.000.
Si ce double mouvement réussit, nous établirons à Orléans
un camp
retranché pour 150.000 à 200.000 hommes, destiné à servir
de base aux
opérations ultérieures.
Ce projet est essentiellement vicieux.
Pour qu'il donne les résultats
escomptés, il est indispensable que l'arrivée de nos deux
masses sous
Orléans soit simultanée.
Or, Gien et Blois sont séparés de cette ville
par trois étapes.
Pendant ces trois jours, il peut aisément survenir un
incident de nature à retarder l'une de nos fractions.
De même, au lieu de rester
immobile à Orléans, comme on l'admet trop aisément, l'ennemi
peut se
concentrer sur l'une de ses ailes et tenter d'écraser la
masse opposée,
comme fera du reste von der Tann.
Quoi qu'il en soit, on décide de commencer le 29 octobre
ce double
mouvement et d'attaquer Orléans le 31.
Mais de nouveaux événements ne
tarderont pas à faire modifier ce programme.