|
Contradictions (Roger de Mauni) L'épée de la France (Lt Cl Rousset) |
Les francs-tireurs (Robert
Gestin) Les francs-tireurs (L. Rolin) Le logement (Roger de Mauni) Des gens incommodes (Roger de Mauni) |
Roger
de Mauni : capitaine aux gardes mobiles de Mortain, 4e bataillon du 30e régiment
de mobiles (Manche)
Lt-Colonel Rousset : ancien professeur à l'Ecole supérieure
de guerre, ancien député de la Meuse
Martin des Pallières : commandant en chef du 15e corps d'armée,
député à l'assemblée nationale
L. Rolin : ancien officier
Robert Gestin (1825-1908) : médecin-chef de l'armée de Bretagne
Voilà ce que j'appelle une situation difficile: nous sommes condamnés à l'absurdité
et à l'inconséquence, c'est le sort des peuples qui n'ont point su ce qu'ils
voulaient. Proudhon a exposé le système des contradictions économiques: le tableau
des contradictions politiques aurait aussi son intérêt. Après l'opprobre de
Sedan, la prudence humaine conseillait de faire la paix: mais l'honneur nous
faisait un devoir de verser encore du sang, et l'avenir moral de cette nation,
qui ne doit point périr, rendait ces sacrifices et ces douleurs nécessaires
(On peut penser que si la paix eût été signée après Sedan, la guerre civile
s'en fût suivie, et eût duré fort longtemps) ; partagés entre ces motifs opposés,
nous voulions et nous ne voulions pas, et il était aisé de prévoir que l'homme
qui signerait la paix, aussi bien que celui qui continuerait une guerre presque
sans espoir, serait maudit de tout le monde: première contradiction.
Que la guerre fût résolue ou non, la justice voulait que le gouvernement impérial,
coupable de fautes qui étaient des crimes, fût aboli; mais le bon sens et notre
intérêt bien entendu nous criaient d'attendre, pour briser cette immense machine,
que nous eussions le temps de la reconstruire, et de ne point nous livrer aux
factions lorsque l'ennemi était à nos portes : deuxième contradiction.
Une fois que nous eûmes adopté le premier parti, et que Gambetta eut saisi le
pouvoir, ses amis et lui, qui avaient promis de sauver la France sans conditions,
et de lui rendre ensuite leurs comptes, proclamèrent soudain leur opinion comme
un dogme, et prétendirent placer la forme de gouvernement qu'ils préféraient
avant le salut des Français et au-dessus de leurs suffrages. L 'honneur et le
patriotisme nous poussèrent alors à l'encontre des Allemands, sous ces auspices
que même tout vrai républicain devait détester ,tandis que se posait à notre
esprit cette redoutable question : quels étaient les plus dangereux ennemis
de la France, les Allemands, ou bien ces enragés usurpateurs, qui semblaient
avoir juré de ne point périr seuls, et de nous entraîner dans leur inévitable
ruine ? Troisième et terrible contradiction.
Et maintenant qu'il s'agit de décider si l'on continuera ou non la guerre, les
patriotes honnêtes désirent la paix, parce que leur conscience le leur commande;
mais les furieux qui nous gouvernent veulent la guerre, nous voyons trop pourquoi;
nos généraux les avocats la veulent, parce qu'ils ne peuvent faire autrement,
et les gros bourgeois du Midi y poussent, parce qu'elle ne leur coûtera rien
; tous ceux qui ne versent point leur sang pour la cause commune nous demandent
à grands cris les dernières gouttes du nôtre; et nous devons penser qu'il est
nécessaire que ces folles clameurs soient poussées, et qu'il y ait un parti
de la guerre, pour que les Allemands ne nous croient point à l'extrémité, et
que la paix soit possible : suprême, désespérante contradiction. Jamais le chaos
des idées et des volontés ne fut plus inextricable... Si quelque espérance tirée
de l'excès même de nos malheurs ne me soutenait encore, je serais tenté, comme
ce profond penseur, à la dernière ligne d'un de ses pamphlets, de maudire mes
contemporains.
Une vérité ressort de tout ce que nous voyons : c'est qu'en temps de guerre
les nations ont besoin d'un monarque ou d'un dictateur , dont les pouvoirs ne
soient point contestés. Les Romains recouraient à ce moyen dans tous les cas
de grand danger, sûrs que l'homme qu'ils investissaient pour un temps du pouvoir
suprême ne serait point tenté de changer le gouvernement de son pays; d'ailleurs,
leur sénat savait ce que nos assemblées ignorent : s'entendre et décider en
secret. Même de notre temps, il y a plus de ressource en un roi qui regarde
son peuple comme son héritage, que dans un ambitieux qui en veut faire son piédestal
: Louis XIV nous eût mieux valu que Gambetta. Les nations voient où les réduit
la guerre.
Roger de Mauni - Mémoires de l'armée de Chanzy (Dentu - Paris - 1872), page 207
Lorsque, en examinant les événements à travers leur reculée historique, on
se rend un compte exact de la situation générale à la date qui nous occupe (18
janvier 1871) , on sent que les suprêmes espérances des deux ardents patriotes
(Gambetta et Chanzy) n'étaient plus, hélas! qu'illusions. Mais combien
excusables et généreuses ! Certes, ce n'était pas au moment où, après cinq mois
de luttes stériles et de convulsions intestines, le sort de Paris, confié à
des mains impuissantes, allait être définitivement décidé, et où l'armée de
la Loire, réduite en dix Jours de plus de 25000 hommes, était presque entièrement
désagrégée (le général Chanzy était obligé d'en convenir lui-même), ce n'était
pas en un pareil moment qu'il était possible d'escompter le succès. Il y a cependant
quelque consolation et quelque orgueil à penser qu'au regard des faiblesses
et des irrésolutions de tant d'autres, il s'est trouvé alors des hommes assez
énergiques pour espérer quand même, assez dévoués pour se sacrifier sans réserve,
assez stoïques pour ne pas craindre d'ajouter de nouvelles souffrances à celles
déjà si cruelles qu'ils venaient d'endurer.
Aussi le souvenir de l'armée de la Loire reste-t-il, malgré l'insuccès définitif
de ses efforts, comme la personnification la plus éclatante de cette résistance
acharnée qui a tant surpris nos ennemis et assuré au peuple français, sinon
les sympathies, du moins le respect de l'Europe. A plus de vingt ans de distance,
on oublie volontiers que cette armée aurait peut-être pu, sans quelques défaillances,
obtenir des résultats plus décisifs, et on ne se souvient que de ses longues
misères, des privations supportées avec tant de courage et des combats glorieusement
livrés. On lui sait gré d'avoir ramassé l'épée de la France, quand l'Allemand
victorieux la croyait déjà brisée à tout jamais, et le seul fait de l'avoir
portée avec honneur lui est un titre impérissable à la reconnaissance nationale.
Voilà pourquoi le pays, qui depuis longtemps a pardonné à Chanzy et à ses soldats
de ne point l'avoir sauvé, identifie, au contraire et justement, leur mémoire
avec ceux de ses plus dévoués serviteurs.
Lieutenant-Colonel Rousset - Les armées de Province 1/2 - (Montgredien - Paris - 1900) , page 406
Dès les premiers jours qui ont suivi la conclusion du traité de
paix, on m'a sollicité de soumettre au jugement de l'opinion publique la partie
des événements de la dernière guerre à laquelle j'ai pris part. J'étais d'autant
plus fondé à prendre à mon tour la plume, que, dans un bulletin daté du 5 décembre
1870, et répandu à profusion par toute la France, le ministre de la guerre du
Gouvernement de la défense nationale à Tours rejetait sur le général en chef
de l'armée de la Loire, et, jusqu'à un certain point sur le commandant du 15e
corps, la défaite de l'armée devant Orléans et l'évacuation de cette ville,
après les journées des 1er, 2, 3 et 4 décembre.
Malgré cette attaque, destinée, comme tant d'autres, à égarer l'opinion publique
sur la véritable cause de nos désastres militaires en province, j'ai pensé qu'il
était bon d'attendre qu'un certain apaisement se fût fait autour de ces questions,
avant de reproduire, dans leur réalité, des faits dont la connaissance appartient
au pays, au double point de vue de son histoire et des enseignements qu'il doit
en tirer.
Ces faits ont été exposés par le ministère de M. Gambetta dans un ouvrage publié
depuis plusieurs mois déjà, par M. de Freycinet, son délégué à la guerre.
De nombreuses inexactitudes se trouvent dans ces pages, qui présentent à la
France, sous le jour le plus favorable, les actes de l'administration militaire
de Tours et de Bordeaux, depuis le 10 octobre 1870.
Il eut été à la fois plus honnête et plus habile, de montrer les événements
dans toute leur sincérité, surtout ceux au sujet desquels on avait des informations
fournies par les acteurs mêmes de la lutte, dont on aurait dû provoquer les
explications pour arriver à la vérité, dans le cas où les renseignements donnés
pouvaient paraître contestables. C'était d'ailleurs un devoir sacré vis-à-vis
du pays, que de lui rendre un compte exact de la gestion de ses intérêts pendant
cette période funeste: alors surtout qu'on s'était emparé du pouvoir et des
destinées d'un grand peuple, avec cette audace et cette confiance en soi qui
n'appartiennent qu'au génie ou à l'incapacité.
Après avoir agi en dictateur et montré une insuffisance complète dans la direction
des affaires ; il ne suffit pas, pour se disculper, de rejeter ses fautes sur
les instruments dociles, dévoués et pleins d'abnégation que le pays a remis
entre vos mains pour le sauver. Il ne suffit pas de lui présenter, sur des faits
qui l'intéressent au plus haut point, des relations qu'on reconnaît soi-même
douteuses, de les grouper avec autant d'art que de modération apparente, pour
lui faire prendre le change sur les véritables auteurs de sa ruine définitive.
Quand on traite de l'honneur des autres, il ne faut pas se contenter de l'espoir
de faire des récits exacts; il faut en avoir la certitude.
Il ne convient donc pas à ceux qui étaient placés à cette époque à la source
des informations les plus sûres, puisqu'ils dirigeaient les armées de leur cabinet,
sous prétexte de mettre les événements dans leur véritable jour, de produire
l'obscurité sur des faits qu'ils auraient certes tenu à placer dans la plus
vive lumière, si la fortune avait, par hasard, couronné de succès leurs conceptions.
(...)
Martin des Pallières - Campagne de 1870-1871 - ORLEANS (Plon - Paris - 1874) , préface.
La figure de ce véritable grand Français, Gambetta, se dégage
surtout glorieuse de tous ces événements qui furent uniquement son ouvrage.
La passion politique s'est ingéniée souvent, chez nous, à rabaisser ce grand
citoyen et à méconnaître son œuvre, mais le monde lui a, dès ses premiers
efforts pour sauver la patrie, rendu justice.
Vers le milieu de décembre 1870, un journal anglais, le Daily Telegraph, publiait
ce qui suit :
" Quelle que soit la fin et l'issue de cette guerre, il se sera trouvé en
France un homme que des efforts d'intelligence auront élevé bien au-dessus
de la plupart des Français, et auquel ils auront donné des droits à une place
impérissable dans l'histoire de son pays, en le mettant à côté de celui qui
prépara la victoire pour la première République.
Si les troupes du roi Guillaume viennent à être chassées du sol français,
Gambetta sera considéré comme un second Carnot ; si, au contraire, les Prussiens
parviennent à couronner leur conquête par la prise de Paris, et l'occupation
permanente des provinces frontières, on se souviendra de lui, comme d'un homme
qui a su communiquer une direction si énergique à la nation française, qu'elle
a déployé les grandes qualités des peuples historiques, et qu'elle a lutté,
dans le désastre, avec un héroïsme qui a arraché des paroles d'admiration
même à son ennemi.
Gambetta pourra échouer dans ses efforts pour sauver la France, aussi complètement
qu'échoua le premier Napoléon en voulant sauver son trône, après l'écrasante
défaite de Leipzig, (…) comme Napoléon, Gambetta pourra être déjoué par des
forces écrasantes et l'habileté de l'ennemi ; mais ce serait une injustice
envers un homme très remarquable, que de ne pas admettre que le nom de Gambetta
est du petit nombre de ceux qui répandront un glorieux éclat sur cette lutte
désastreuse, et qui contribueront à sauver l'honneur de la nation ".
Grenest - L'armée de la Loire - (Garnier - Paris - 1893) , page 422, conclusion.
Les allemands avaient fusillé un franc-tireur qu'ils avaient
trouvé chez une vieille dame. Dans le cours de la campagne, j'ai plus d'une
fois entendu parler avec épouvante et horreur de ces exécutions sommaires
et je me rappelle que dans une petite localité dont je n'ai pas retenu le
nom, on m'a montré, au bord de la route, le mur d'une maison couvert des éclaboussures
du sang de quelques malheureux, soupçonnés d'avoir tiré sur les envahisseurs,
et fusillés par eux sans aucune forme de procès. Nos ennemis redoutaient et
détestaient tout particulièrement les francs-tireurs ; aussi quand ils en
tenaient, ils ne les manquaient pas. Ils devaient avoir des ordres impitoyables
de leurs chefs à l'égard de tous ceux qui, n'étant pas militaires réguliers,
étaient pris les armes à la main ou étaient seulement soupçonnés de s'être
livrés à des actes d'hostilité contre eux.
S'il est vrai que la plupart des francs-tireurs de 1870 se sont engagés par
pur esprit de dévouement et de patriotisme et se sont noblement conduits,
d'autres ont plutôt obéi à l'amour du plumet et des uniformes de fantaisie.
Ces derniers se sont vite lassés d'un métier trop rude pour eux. Il faut avouer
qu'il y en a eu d'autres encore qui, vrais pillards, se sont fait craindre
et détester autant que les Prussiens.
C'est dans la lutte contre une invasion que les compagnies franches pourraient
jouer un rôle important. Je parle de compagnies d'hommes solides, rompus à
la fatigue et aux privations, braves et prudents, bons tireurs, connaissant
le pays où ils auraient à opérer, etc. De tels hommes seraient les plus précieux
auxiliaires d'une armée en campagne. Mais pour éviter d'être fusillés, dans
le cas où ils seraient capturés, il faudrait qu'ils fussent incorporés, sous
le nom de compagnies d'éclaireurs, par exemple, dans les régiments dont ils
formeraient l'élite et dont ils porteraient l'uniforme.
Robert Gestin - Souvenirs de l'armée de Bretagne 1870-71 (Le Borgne - Brest - 1908)
La garde mobile devait avoir pour auxiliaires les corps francs;
malheureusement, en ce qui concerne cette dernière création, le gouvernement
impérial avait commis la même faute que pour la précédente. On se rappelle
le mouvement patriotique qui se manifesta dans nos provinces de l'Est après
Sadowa : un grand nombre de volontaires demandèrent à s'organiser en compagnies.
C'était un mouvement qui, au moment du danger, aurait pu nous donner plus
de cent mille hommes, armés, équipés, prêts à marcher, et surtout exercés
à la pratique du tir.
Après avoir passé en revue le premier bataillon des francs- tireurs de l'Est,
on lui donna une fête à Paris puis on autorisa la formation des compagnies
franches, mais à la condition qu'elles entreraient dans la garde mobile, qui,
on l'a vu, n'existait elle-même que sur le papier. Après ses premières défaites,
l'Empire fut réduit à exciter le mouvement qu'il avait lui-même entravé deux
ans plus tôt; mais cette création allait forcément se ressentir de la précipitation
des événements, car ce n'est pas en un jour qu'on forme des tireurs.
Plus tard, le gouvernement de la défense nationale favorisa également par
tous les moyens le recrutement des corps francs, et il alla même au delà du
but en donnant une importance exagérée à ces milices indépendantes, dont le
nombre successivement accru finit par dépasser trente mille hommes. Il n'est
presque pas de bourg tant soit peu important qui n'ait eu sa compagnie franche,
et les grandes villes les multipliaient à l'envi.
Dans ces corps, il y avait en moyenne un officier pour une escouade, un capitaine
et quelquefois un officier supérieur pour une section, et un colonel pour
un demi-bataillon. On encourageait par ce morcellement les ambitions personnelles
ou les rivalités de clocher, et au lieu de condenser nos forces, on les laissait
s'émietter en mille commandements divers.
En outre, cette institution porta le dernier coup au respect de la discipline,
en propageant dans le pays le principe de l'élection pour la collation des
grades. L'élu est généralement considéré comme le mandataire de l'électeur,
et les francs-tireurs étaient assez disposés à croire que les officiers nommés
par eux devaient être leurs serviteurs obéissants. Il en résultait que le
commandement était faible à tous les degrés; on rencontrait d'un grade à l'autre
un manque presque complet de confiance et d'autorité, et l'on peut dire que,
sauf de rares exceptions, les chefs de corps francs menaient leurs hommes
à la condition de leur obéir.
L'habillement et l'équipement des francs-tireurs étaient relativement soignés;
ils avaient tous des fusils perfectionnés; payés par l'Etat, ils touchaient
en outre une haute paye de leurs municipalités, sans préjudice des indemnités
qui étaient allouées à leurs femmes, et presque tous étaient mariés. Ceux
qui jadis étaient les premiers à crier, contre les privilèges formaient donc,
sous le rapport de la solde et des accessoires, une véritable troupe privilégiée.
Un décret du 29 septembre avait mis les francs-tireurs à la disposition du
ministre de la guerre, mais ils continuèrent néanmoins à agir isolément. Quant
aux opérations qu'ils avaient en vue, et dont nous aurons souvent l'occasion
de parler, c'étaient les coups de main, les surprises et les embuscades, dans
lesquelles la ruse, l'intelligence et l'audace luttent contre la force; opérations
qui, en échange d'une plus grande indépendance, exigent des chefs qui les
dirigent une plus grande somme de facultés individuelles.
Par malheur, outre les vices inhérents à l'institution et que nous avons signalés,
les corps francs ne se trouvaient pas dans des conditions à faire la guerre
de partisans telle qu'on la comprend d'ordinaire, et qui consiste à enlever
les convois de l'adversaire et à inquiéter ses derrières ou ses flancs. Ils
étaient réduits à agir devant le front de l'ennemi, à l'aiguillonner mal à
propos, à harceler ses éclaireurs et à faire en un mot ce que l'on a si justement
appelé " la chasse aux Prussiens ".
Cette chasse, lors même qu'elle était infructueuse, ne manquait presque jamais
d'attirer des représailles, le bombardement, le pillage et l'incendie de la
commune sur le territoire de laquelle avait été tendue l'embuscade; en sorte
que les malheureux habitants de nos campagnes, au lieu d'être protégés par
les francs-tireurs, étaient gravement compromis par leur présence.
Si, ce qu'à Dieu ne plaise! la France devait passer de nouveau par les cruelles
épreuves de l'invasion, il faudrait bien se garder d'égrener et d'éparpiller
nos ressources comme on l'a fait dans la dernière guerre, mais se rappeler
au contraire l'ancien adage, qui seul peut donner la victoire: " L'union fait
la force ".
L. Rolin - La guerre dans l'ouest - (Plon - Paris - 1874) , page 11.
Les naturels de ce pays présentent un triste spécimen de l'espèce
rurale, ils sont lâches avec naïveté et intelligemment égoïstes. A l'exemple
de leurs voisins du Perche, ils ont abjuré toute espèce de dévouement : aussi
ne soupçonnent-ils même pas le patriotisme.
Un raisonnement fort juste les conduit à partager également leur haine entre
les Prussiens et nous : comme eux, en effet, nous sommes des gens incommodes,
des gâcheurs de paille et des brûleurs de bois. La guerre, au fond, ne regarde
pas les paysans qui ne l'ont jamais demandée et qui la détestent; il est d'ailleurs
fort douteux que les Français aient plus raison que les Prussiens, et le bon
Dieu, que chaque parti prie dans ses églises, doit trouver que tout le monde
a tort. Ce qui touche le Beauceron, c'est qu'ici, comme toujours, l'innocent
paie pour le coupable : les champs du pauvre sont ravagés, sa grange, son
fenil, son bûcher mis à sac, ses poules et ses oies assassinées au détour
des rues.
Il est vrai que, pour couvrir les principaux dommages, chaque capitaine lui
délivre scrupuleusement des bons sur l'intendance. Mais il se méfie de ces
morceaux de papier, en quoi je n'ose le blâmer tout à fait. Souvent même,
ce qui est absurde, il repousse les écus, obéissant à cet amour instinctif
que tout petit cultivateur sent envers ses bottes de paille et ses souches
de peuplier. On a beau lui dire qu'il s'expose à ce que les Allemands lui
prennent tout sans payer : il n'entend point ce langage, et il cache ses provisions
dans sa cave. Depuis deux mois, il est habitué à voir des gens qui meurent
de froid, de faim, de fatigue : cela ne lui fait plus rien. Tout homme qui
a besoin de quelque chose est un ennemi : c'est le contraire de la règle commerciale.
Si toute la France ressemblait à ces intéressantes campagnes je ne sais vraiment
où l'on aurait puisé le reste d'honneur et d'amour-propre qui amène ici nos
trois cent mille derniers soldats.
Roger de Mauni - Mémoires de l'armée de Chanzy (Dentu - Paris - 1872)
Samedi 29 octobre : rien de nouveau dans notre situation. Hier,
on pensait se reposer ; mais des rapports ayant signalé l'ennemi dans la direction
de Brou, le bataillon y est allé en reconnaissance. Plusieurs fois, pendant
la route, on a cru apercevoir des uhlans. On se trompait ; mais l'uhlan est
dans l'air ; il n'y a qu'à voir comme les paysans en parlent.
Nous sommes arrivés à Brou sans avoir rien vu, et le bataillon s'est tranquillement
rangé sur la place. Puis le commandant est allé à la mairie, où, le premier
magistrat du lieu lui a signifié que les bourgeois de Brou ne comptaient point
se défendre, et ne désiraient point être défendus.
Le commandant fut d'abord suffoqué par cette déclaration si nette, et se dit
que les citoyens de Brou avaient peu de penchant pour l'héroïsme. Mais lorsqu'il
apprit que dans une des chambres de la mairie on conservait secrètement six
cents livres de pain, il ne contint plus son indignation, et adressa au maire
les plus véhéments reproches. Évidemment, ces vivres n'étaient point pour
nous, puisqu'on n'attendait ni ne désirait de troupes françaises dans la ville
: mais alors à qui étaient-ils donc destinés? Il était difficile de répondre.
Le maire prit une pose digne :
-- Vous ne me connaissez pas! dit-il d'un ton théâtral.
-- Et je ne désire nullement vous connaître, répliqua M. de Grainville, le
toisant avec mépris. Là-dessus, notre commandant est remonté à cheval, et
nous nous en sommes retournés comme nous étions venus, révoltés de tant d'égoïsme
et de lâcheté.
Il paraît que, durant les pourparlers avec le maire, douze cavaliers allemands
soupaient tranquillement dans une ferme à cinq cents pas du bourg. En pareil
cas, le paysan se garde bien de donner l'alarme, car l'ennemi reviendrait
en force et brûlerait sa maison.
Revenus à Luigny, nous avons logé nos hommes dans les granges et dans l'église.
(La première et la quatrième compagnie sont placées en avant-postes aux hameaux
du Perruchet et de Dampierre, situés entre Luigny et Brou.) On dit que cent
cinquante Uhlans s'amusent à l'heure qu'il est dans Brou : grand bien leur
fasse ! (... On ne trouve du bois que dans la forêt prochaine, qui est à une
demi-lieue) . Nos bourgeois hospitaliers ont enlevé les cordes des puits et
nous contemplent avec dédain pendant que nous faisons la soupe avec l'eau
des mares, et que nous mordons des croûtes de pain gelé et dur comme du fer.
(...). Cependant qui eût pu blâmer le maire d'une ville, petite ou grande,
pour avoir tenu aux officiers qui se présentaient dans sa commune un langage
tel que celui-ci : " Venez-vous pour une opération militaire sérieuse
ou seulement pour tenter une escarmouche ? S'il faut que cette cité périsse
pour procurer un avantage réel à nos armes, ou pour leur éviter un
désastre, faites-la réduire en cendres; la patrie avant tout! Mais si vous
venez pour tirer quelques coups de feu, sans but déterminé et sans espoir
de défendre efficacement nos murs, vous serez cause de notre ruine, car l'ennemi
saisira ce prétexte pour nous piller et nous brûler comme s'il nous avait
pris d'assaut, et vous aurez fait à la France, aussi bien qu'à nous, plus
de mal que de bien." Qu'eût-on pu répondre à cela ? Et je prie qu'on remarque
que les maires des villes occupées ne voulaient point, au fond, dire autre
chose; dans l'embarras bien naturel où ils se trouvaient, ils ne s'exprimèrent
pas toujours heureusement.
J'avoue qu'une fois le parti pris par une municipalité de demeurer neutre,
il dut arriver que les marchands furent moins soucieux d'expédier leurs magasins,
lorsqu'ils ne risquaient que de vendre. De là à s'approvisionner pour l'ennemi,
et à faire de la ruine nationale une occasion de profit, il n'y a malheureusement
pas loin et la pente est glissante: les hommes aiment l'or, et le commerce
est sans entrailles. Ce sont là des trahisons privées( ,que nos écrivains
et nos législateurs sauront flétrir et réprimer à l'avenir. Car il faut que
la moralité de ces faits soit disséquée); la conscience de certains négociants
les envisageait sous un jour tout particulier. C'était, disaient-ils, faire
rendre indirectement aux ennemis l'argent qu'ils avaient pris à des compatriotes.
J'entendis un jour un hôtelier se vanter de son patriotisme, en protestant
qu'il vendait le vin de Champagne aux Allemands deux fois ce qu'il valait.
S'il eut fallu restituer ensuite cet argent aux compatriotes pillés, on peut
supposer que le zèle eût été moins ardent.
Mais on ne doit point voir seulement le mal : les actes de vrai patriotisme
étaient nombreux aussi. Je me souviens qu'un bourgeois de Brou me donna gratuitement
du pain pour les hommes de ma compagnie, le jour même de la scène à l'hôtel
de ville. La conduite et le sort différents des villes dépendirent du caractère
des habitants, mais surtout des circonstances et de l'impulsion donnée d'abord
: l'éloquence et encore plus les menaces d'une douzaine de francs-tireurs
suffirent parfois pour transformer une population d'épiciers en défenseurs
de Saragosse.
Roger de Mauni - Mémoires de l'armée
de Chanzy (Dentu - Paris - 1872)