Texte du lieutenant
Jules Sauvage extrait du livre de J. Michel
"Chasse au prussien, notes au jour le jour d'un franc-tireur de l'armée de la Loire" |
A. Denis (1872) |
E. Jouard (1872) |
DES FRANCS-TIREURS
DE LEUR GENRE DE VIE, DE LEUR ORGANISATION
par
LE LIEUTENANT JULES SAUVAGE
Le Franc-Tireur est un soldat destiné à opérer isolément. Il doit observer l'ennemi de très-près, le harceler sans cesse, ne se révéler à lui que pour frapper, et disparaître aussitôt après.
Dans un pays de plaines, c'est un adversaire redoutable pour la cavalerie; si le pays est boisé ou montagneux, nulle troupe n'est à l'abri de ses coups. En tout cas, s'il sait opérer, il fera beaucoup de mal sans trop souffrir lui-même, parce que c'est lui qui choisit le lieu, l'heure et l'occasion, et que la surprise et l'incertitude ôtent à son adversaire l'idée de s'engager à fond. Une première décharge bien dirigée suffira huit fois sur dix pour faire prendre la fuite à l'ennemi.
Ce soldat est-il facile à trouver ? Non.
Il lui faut bien des qualités diverses : être bon tireur, bon marcheur, d'un tempérament robuste, avoir assez de philosophie pour se contenter de ce qu'il a, si peu qu'il ait, et même de rien, s'il n'a rien.
Autant que possible, il faut des volontaires; des gens de bonne volonté peuvent seuls faire un pareil service. Inutile de le demander à des hommes qui ne marcheraient que contraints et forcés.
L'habillement et l'équipement devront être plus soignés que ceux de la troupe de ligne, pour que le soldat n'ait pas besoin de porter de sac, soit plus alerte, capable de passer partout et de gravir les hauteurs les plus escarpées.
L'uniforme devrait être réglementé, pour ne pas offrir la confusion qu'il présentait pendant la dernière guerre. Le gris et le noir, couleurs peu voyantes, devraient être préférées.
L'armement doit se composer de fusils de précision, à tir rapide, et pour lesquels il soit facile de se procurer des cartouches, tels que le chassepot et le remington.
Une troupe à pied, obligée d'être aussi mobile que la cavalerie, à laquelle elle a souvent affaire, ne peut pas recevoir de l'intendance les vivres dont elle a besoin. Il faut donc que la solde du franc-tireur soit assez élevée pour lui permettre de vivre là où il doit stationner. Lorsque les corps francs suivraient l'armée, ils demanderaient les vivres à l'intendance, contre des bons remboursables.
Le meilleur système d'organisation serait le bataillon peu nombreux, à quatre compagnies, par exemple, qui, opérant ensemble ou séparées, suivant le pays et les circonstances, mais pouvant toujours se réunir à l'ordre d'un chef, suffiraient à toutes les éventualités de la guerre d'avant-postes.
L'organisation en compagnies indépendantes est mauvaise, le capitaine de chaque compagnie tendant toujours à s'isoler pour avoir seul le bénéfice de l'action et se trouvant souvent arrêté dans ses entreprises par la crainte de s'aventurer sans être soutenu. L'organisation en légion n'est pas non plus très bonne. C'est trop de monde pour une petite besogne.
Si ces bataillons étaient mis en ligne dans une bataille rangée, ce qu'il ne faudrait faire qu'exceptionnellement, la précision de leur tir les rendrait extrêmement dangereux.
Pour qu'une semblable troupe fût susceptible de rendre, en temps de guerre, tous les services qu'on en peut attendre, elle devrait être organisée en temps de paix, exercée fréquemment au tir et à la manoeuvre. Les hommes qui ont fait la dernière guerre composeraient le fond des bataillons, qui seraient complétés au moyen de volontaires bons tireurs, et d'une moralité excellente, tous recrutés dans le même pays, afin de n'avoir que des hommes connus.
Il ne manquera jamais de volontaires à qui plaira ce genre de guerre, qui ressemble à la chasse, avec l'attrait du danger en plus. D'ailleurs, l'autorité mêlée de camaraderie avec laquelle on est commandé dans les corps francs, convient mieux à bien des caractères que la stricte discipline de l'armée régulière. On pourrait donc choisir les sujets.
Les francs-tireurs, ainsi organisés, formeraient une troupe ne coûtant presque rien pendant la paix, et prête à partir en guerre au premier appel. Dans une guerre natio,nale défensive, ce seraient de terribles adversaires pour l'envahisseur. La haine des Prussiens contre eux, les mesures barbares dont ils les poursuivirent, prouvent la crainte qu'ils avaient de voir cette guerre de détail se généraliser.
Aujourd'hui, après les désastres de la dernière guerre, certains généraux en sont arrivés à nier les services rendus-par les corps francs et à ne plus vouloir que de l'armée régulière. Du reste, il en est de même pour la garde mobile, dont certains régiments ont pourtant illustré leur numéro, soit à Paris, soit dans les armées.
Eh bien ! je demanderai à ceux-là lequel d'entre eux ne serait satisfait d'avoir sous ses ordres un bataillon formé comme je l'indique.
Les francs-tireurs furent-ils ainsi organisés dans la dernière guerre?
Non.
Dans la précipitation de la lutte, on distribua les brevets de capitaine, de commandant, un peu au hasard. Une troupe demandait-elle à être formée en corps franc, on l'acceptait sans pouvoir vérifier l'aptitude et la moralité de ceux qui la composaient.
De là bien des mauvais choix, et, tandis que certains francs-tireurs s'attiraient toutes les sympathies de leurs compatriotes et se rendaient redoutables à l'ennemi, d'autres devenaient un objet d'exécration et ne se battaient pas du tout. Mais l'avantage d'avoir pu jeter en très peu de temps 25000 combattants devant l'ennemi, sans avoir à s'occuper en rien de leur organisation, ne compense-t-il pas grandement les sacrifices faits pour eux ? Car, après tout, la généralité des combattants a rendu des services et même de grands services.
En effet, après Sedan et Metz, les corps francs furent à peu près les seuls qui éclairèrent l'armée régulière. Derrière eux, on put créer ces armées qui, pendant cinq mois, disputèrent la France aux Allemands, alors que ceux-ci nous croyaient, depuis le 2 septembre, incapables du moindre effort.
Sous les murs de Paris, dans le Haut-Rhin, dans les Vosges, sur la Loire, en Normandie, dans le Nord, les francs-tireurs furent représentés dans toutes les actions de guerre.
Ils eurent l'honneur de presque toutes les escarmouches et de quelques grosses affaires, telles que Châteaudun et Dijon.
Ils composèrent à peu près en totalité l'armée des Vosges, sous Garibaldi, et combattirent soit détachés, soit en ligne, sous tous les généraux de la défense nationale.
Dans l'armée de la Loire, dont je faisais partie, je citerai certains corps francs, tels que les Volontaires de l'Ouest, les Francs-Tireurs de Paris, les Tirailleurs girondins, les Partisans du Gers, les Francs-Tireurs de Blidah, de Fontainebleau, ceux de Tours, bien d'autres encore, qui eurent une conduite ne le cédant en rien à aucun corps de l'armée régulière.
Il est donc souverainement injuste de nier leurs service. Et, dans le moment où l'on réorganise nos forces militaires, ce serait une faute de négliger une pareille ressource.
19/11/2012