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BÊTISE DE LA GUERRE
Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
O buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraînes l'homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
A quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l'animal,
Si tu ne sais, dans l'ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?
....
La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés.Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.Les parfums ne font pas frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
J'étais de garde, cette nuit là ; il pleuvait à verse, et, à demi couché
dans le fauteuil à bascule que le gouvernement accorde à l'officier de service,
je sommeillais à moitié, entendant vaguement causer les hommes du poste par
la porte entr'ouverte qui communiquait avec le corps de garde.
De grands éclats de rire achevèrent de me réveiller ; le tambour racontait
l'histoire du sergent Va-de-bon-Coeur.
" Pour lors, disait le tambour, voilà Va-de-bon-Coeur en plein licenciement.
L'armée de la Loire était dissoute, et l'on renvoyait chacun dans ses foilliers
respectifs.
" Y en a des soldats d'à présent qui seraient bigrement contents, si on leur
délivrait comme ça tout d'un coup leur feuille de route, leur congé et leur
masse ; mais les troupiers de ce temps-là, cela ne les faisait rire que tout
juste, d'autant qu'on ne leur faisait pas beaucoup de compliments et qu'on
ne se gênait pas de les appeler brigands de la Loire et soldats de l'Usurpateur.
Ceux qui avaient la tête près du bonnet s'emportaient tout de suite, comme
de vraies soupes au lait.
" C'était là ce que cherchait l'autorité d'alors ; à la moindre batterie,
crac, la main dessus, à l'ombre et pour longtemps. C'était une vraie pitié
que de voir ces vieux soldats, qui avaient fait trembler les quatre coins
de l'Europe, insultés sur leur passage par des blancs-becs de vingt ans, et
condamnés comme vauriens et malfaiteurs quand ils avaient la main un peu trop
leste.
" Tous ces gens-là étaient bien tristes ; le seul Va-de-bon-Coeur, quoiqu'il
ne fût pas précisément content, conservait la bonne humeur qui lui avait valu
son surnom.
" Il prit sa feuille de route qu'il serra dans un étui de fer-blanc, conserva
son sabre qu'on avait pu lui retirer, vu que c'était un sabre d'honneur, mit
son bonnet de police sur l'oreille, alluma sa bouffarde, et se mit en route
d'un pied léger.
" Quand il entendait, sur son passage, des paroles qui le choquaient, il tirait
de sa pipe deux bouffées un peu plus fortes que les autres, allongeait le
pas et tâchait de penser à autre chose.
" Marche aujourd'hui, marche demain ; en marchant ainsi, l'on fait beaucoup
de chemin. "
- Cric, crac, sabot, cria le tambour.
- Cuiller à pot, répondit l'auditoire en choeur, pour témoigner de son attention.
Le tambour, sûr d'être écouté, continua :
" Vous pensez bien que Va-de-bon-Coeur ne faisait pas souvent la noce. Trois
sous par lieue et le logement en arrivant: voilà tout ce qu'il avait et plus
souvent le mauvais accueil chez l'habitant, mais Va-de-bon-Coeur n'avait pas
volé son surnom ; il prenait son mal en patience et attendait les événements.
" Un jour, en arrivant au gîte, il reçoit son billet de logement pour le moulin.
Il y va, et ne trouve que la meunière.
" Il porte la main à son bonnet, car Va-de-bon-Coeur disait qu'il faut toujours
être poli avec les femmes, retire sa pipe de sa bouche, et lui présente son
billet de logement, les talons sur la même ligne.
" Malgré toutes ses politesses, la meunière lui fait la grimace, et le reçoit
comme un chien dans un jeu de quilles.
" - Ah ! mon doux Jésus ! encore un de ces malpropres va-nu-pieds de brigands
de la Loire à héberger cette nuit ! cria-t-elle d'un ton gémissant.
" - Sans vous commander, ma brave dame, répondit Va-de-bon-Coeur, en remettant
son bonnet de police sur sa tête et sa pipe à la bouche, pour être malpropre,
vous vous trompez. Va-de-bon-Coeur n'a jamais été appointé de parade. Vous
m'appelez va-nu-pieds, continua-t-il en montrant sa jambe nerveuse que dessinait
sa guêtre, il me semble que mes souliers ne sont pas percés.
" - C'est bien, c'est bon, grommela la meunière, on sait ce qu'on sait ; tenez,
continua-t-elle en lui montrant une échelle, montez là-haut, il y a de la
paille, c'est là que vous passerez la nuit.
" Va-de-bon-Coeur haussa les épaules et ne manifesta sa mauvaise humeur que
par un coup de pipe plus accentué et se prépara à monter.
-Hé l'homme ! cria la meunière, laissez votre pipe ici, vous n'auriez qu'à
mettre le feu comme ça, sans faire semblant.
" Va-de-bon-Coeur, qui avait été à l'incendie de Moscou, même qu'il y a sauvé
la femme du général et deux cantinières, la regarda de travers, mais il se
contint…
" - Tenez, lui dit-il, prenez ma pipe, et tâchez de ne pas me la casser, au
moins.
" Puis il monta au grenier, et s'étendant sur la paille, il se coucha et s'endormit,
car il était las.
" La meunière monta derrière lui et l'enferma à double tour.
" Il dormit deux heures, peut-être bien trois, quand un murmure de voix le
réveilla.
" C'est un peu l'habitude du troupier en campagne de ne dormir qu'à moitié,
et, en se réveillant d'avoir l'esprit dispos.
" Va-de-bon-Coeur se réveilla tout de suite, et, voyant un filet de lumière
qui filtrait par les fentes du plancher, il se mit à plat ventre, appliquant
son oeil à un trou et l'oreille à un autre.
" Or, je vous demande qu'est-ce qu'il vit, qu'est-ce qu'il entendit ? "
- Cric, crac, sabot, hurla le tambour, ménageant ses effets.
- Cuiller à pot, cria l'auditoire impatient.
Cheu nous, le lend'main d'la bataille,
On est v'nu quéri'les farmiers :
J'avons semé queuq's bott'lé's d' paille
Dans l' cul d'la tomb'rée à fumier ;
Et, nout' jument un coup ett'lée,
Je soumm's partis, rasant les bords
Des guérets blancs, des vign's gelées,
Pour aller relever les morts...Dans moun arpent des " Guerouettes ",
J' n' n'avons ramassé troués
Avec Penette...
J' n' n'avons ramassé troués :
Deux moblots, un bavaroués !La vieill' jument r'grichait l'oreille
Et v'la-t-y pas qu' tout en marchant,
J' faisons l'ver eun' volte d' corneilles
Coumm' ça, juste au mitan d' mon champ.
Dans c' champ qu'était eun'luzarniére,
Afin d' mieux jiter un coup d' yeux,
J' me guch' dessus l' fait' d'eun' têtiére,
Et quoué que j' voués ?... Ah ! nom de Dieu !Troués pauv's bougr's su' l' devars des mottes
Etint allongés tout à plat,
Coumme endormis dans leu' capote,
Par ce sapré' matin d'verglas ;
lls' tin déjà raid's coumme eun' planche :
L' peurmier, j'avons r'trouvé son bras,
- Un galon d' lain'roug' su' la manche -
Dans l' champ à Tienne, au creux d'eun' râ'...Quant au s'cond, il 'tait tout d'eun' pièce,
Mais eun' ball' gn' avait vrillé l' front
Et l' sang vif de sa bell' jeunesse .
Goulait par un michant trou rond :
C'était quand même un fameux drille
Avec un d' ces jolis musieaux
Qui font coumm' ça r'luquer les filles...
J' l'ont chargé dans mon tombezieau ! ...L'trouésième, avec son casque à ch'nille,
Avait logé dans nout' maison :
Il avait toute eun' chié' d' famille
Qu'il eusspliquait en son jargon.
I' f'sait des aguignoch's au drôle,
Li fabriquait des subeziots
Ou ben l' guchait su' ses épaules...
I' n'aura pas r'vu ses petiots ! ...Là-bas, dans un coin sans emblaves,
Des gâs avint creusé l' sol frouéd
Coumm' pour ensiler des beutt'raves :
J' soumm's venu avec nout' charroué !
Au fond d'eun'tranché', côte à côte,
Y avait troués cent morts d'étendus :
J'ont casé su' l' tas les troués nôt'es,
Pis, j'ont tiré la tarr' dessus...Les jeun's qu'avez pas vu la guarre,
Buvons un coup ! parlons pus d' ça !
Et qu' l'anné' qui vient soit prospare
Pour les sillons et pour les sâs !
Rentrez des charr'té's d' grapp's varmeilles,
D' luzarne grasse et d' francs épis,
Mais n' fait's jamais d' récolt' pareille
A nout' récolte ed' d'souéxant'-dix ! ...