Source : Extrait de "Armée de Bretagne, Les mobilisés de
la Loire-Inférieure"
par Henri Monnié, Imprimerie Bourgeois,
Nantes 1876.
Sarthe
10 et 11 janvier 1871
Du 21 décembre, jour de notre arrivée à Yvré-l'Evêque
, au 4 janvier, plusieurs
mouvements de troupes furent exécutés d'après les ordres
du général Chanzy.
Ces mouvements avaient pour but de s'opposer au passage de la rivière l'Huisne
par les Prussiens: ceux-ci devaient nécessairement
tenter de forcer Yvré-l'Evêque
où viennent aboutir les routes de Saint-Calais et
de Nogent-le-Rotrou au
Mans.
La 1e division (1) de l'Armée de Bretagne
, chargée de défendre ces positions,
formait alors à peu prés le centre de la 2e armée de la Loire, laquelle s'étendait,
de Pontlieue et
Changé à droite,
jusqu'à Fatines,
Saint-Mars-la-Brière, Montfort
et Connerré à gauche.
La Division Gougeard, chargée de
garder les ponts et les villages de Champagné
et de Saint-Mars
, était divisée en trois parties : la première était placée
sur le plateau de la Croix; la deuxième, sur le plateau d'Auvours; la troisième
se trouvait à Champagné,
au bas des dernières pentes du château d'Auvours,
entre l'Huisne et la ligne du chemin de fer du Mans
à Paris.
Le 10 janvier, au matin, le 1e bataillon des mobilisés de Nantes, la 1e compagnie du 3e bataillon, sous les ordres du capitaine Dubigeon , les 1e, 2e et 3e compagnies du bataillon de Saint-Nazaire se trouvaient seuls à défendre cette position.
L'attaque commença entre midi et 1h.
Vers midi et demi, les grand' gardes
aperçurent une colonne prussienne faisant partie du corps d'armée qui avait
tenté une attaque contre la trouée d'Yvré-l'Evêque.
Cette colonne, apercevant,
elle aussi, nos avant-postes, échelonnés le long de la ligne du chemin de
fer, fit un mouvement à droite pour se retirer dans un bois, afin de s'y reformer
et de se déployer en tirailleurs.
Son but était de couper la route du chemin
de fer en formant un demi-cercle, de manière à entourer ,
Champagné à l'est
et au sud.
Par suite de ce mouvement, la 4e compagnie se trouvait, à droite, coupée
de la 2e et de la 3e , qui étaient en avant du village.
L'action s'engagea par une fusillade des plus vives et des mieux nourries;
pendant une demi-heure, les Prussiens ne purent avancer d'un pas.
Néanmoins,
il fallut se retirer, et le commandant Vieille
fit battre en retraite vers
le village.
Mais deux chemins se présentaient : l'un, profondément encaissé, l'autre
entièrement couvert.
Une partie de la 2e et de la 3e compagnies ayant pris
par ce dernier chemin, il y eut beaucoup d'hommes blessés.
Ceux qui suivirent
le chemin creux purent tirer à l'abri: ce qui permit à leurs camarades de
regagner Champagné.
La 4e compagnie était toujours isolée de l'action.
La 5e et la 6e se massaient autour et en
dedans des murs du cimetière; la
2e et la 3e s'établissaient près la maison
du commandant et dans les principales
rues du village.
Comme les murs du cimetière étaient trop élevés pour tirer par dessus, le
capitaine de la 5e compagnie,
M. Gouzé
, qui avait ordonné à son lieutenant,
M. Baudry, de venir se joindre à lui, fit disposer des bancs pour permettre
à ses hommes de tirer avec avantage.
Mais, comme ces bancs étaient en trop
petite quantité pour établir un nombre suffisant de tireurs, la 5e compagnie
quitta ce poste: elle vint occuper le chemin qui se trouve en avant du village,
et les hommes furent disposés en tirailleurs dans les fossés.
Là, comme dans le cimetière, la position ne fut bientôt plus tenable. M.
Gouzé qui, en sa qualité d'armurier,
est un excellent tireur, et qui, dans
cette situation critique, avait déployé autant d'activité que de courage,
venait d'être grièvement blessé, ainsi que plusieurs mobilisés de sa compagnie.
Il avait été remplacé par M. Baudry.
A 4 heures du soir, après une vive fusillade, qui avait duré près d'une heure,
nos compatriotes, n'étant pas soutenus, furent obligés, pour ne pas être enveloppés,
de céder le terrain et de se replier sur Fatines.
Le plateau d'Auvours, garni d'une artillerie formidable, n'avait porté aucun
secours à Champagné :
pas une pièce ne tira dans cette. direction! Et cependant
un seul bataillon de mobilisés se trouvait aux prises avec deux régiments
prussiens!
La 3e compagnie, commandée par le capitaine Chauvet
, se trouvait autour de
la maison du commandant et devait soutenir la retraite.
Une fois les autres
compagnies réunies entre le pont et l'église de Champagné, la 3e
les rejoignit.
Les prussiens, qui étaient entrés dans le village et se trouvaient autour
de l'église, faisant feu sur nous, il fallut dégager le pont.
Le commandant
Vieille et le capitaine Chauvet firent
mettre la baïonnette au bout des fusils.
Les prussiens, comprenant la signification de cette manoeuvre, furent tenus
en respect, et la retraite put s'effectuer.
Malheureusement, une confusion, inévitable en un pareil moment, se produisit.
Il faisait nuit, et deux routes se présentaient: l'une conduisant à Fatines,
l'autre à Yvré-l'Evêque.
Les soldats prirent la route qui leur parut la plus
convenable; de sorte qu'une partie se dirigea sur Fatines, l'autre vers Yvré,
par Auvours.
La 3e compagnie suivit cette dernière route.
La 4e, qui se trouvait toujours
coupée du centre de l'action par les tirailleurs prussiens, suivit d'instinct
le mouvement de retraite et se replia vers la rive gauche de l'Huisne: elle
n'arriva qu'à la nuit, toujours poursuivie par les tirailleurs prussiens.
Un sergent avait eu l'audace de se rendre à Champagné
, occupé par l'ennemi.
Il s'adressa au médecin de l'ambulance, finit par trouver un guide qu'il emmena
de force, et réussit à rejoindre le gros de la division, en avant du Mans.
Les autres compagnies, quoi qu'ayant pris des routes différentes, se retrouvèrent,
elles aussi, sans le savoir, au même point, sur le plateau de la Croix.
Le colonel Bel avait rallié la fraction, qui avait
pris le chemin de Fatines.
Le 11 au matin, l'ordre arriva de reprendre Champagné.
Le colonel Bel, ignorant
qu'il avait une partie de sa brigade auprès de lui, partit
pour Champagné;
il était accompagné du capitaine Emery et
d'une centaine de mobilisés avec
un bataillon du 25e de ligne.
Il arriva vers 5 heures du matin, s'arrêta sur
la rive droite de l'Huisne, et envoya deux cavaliers qui s'avancèrent jusqu'aux
premières maisons du village.
Là, ils apprirent que les prussiens l'avaient
évacué.
Aussitôt le colonel Bel alla
s'installer dans le village pour procéder à
sa défense; il éleva des barricades dans les rues avec tout ce qu'il trouva
sous la main.
Ces travaux préliminaires étaient à peine terminés que l'ennemi
nous attaquait de nouveau avec des forces considérables.
Les mobilisés se
défendirent vaillamment et ne cédèrent le terrain que pied à pied:
aussi furent-ils
rudement éprouvés, ainsi que le bataillon du 25e de ligne
qui perdit un certain nombre
de soldats et un officier.
Au cours de l'action, le colonel Bel remontait
le plateau de Champagné
pour
rejoindre sans doute le reste de sa brigade, sur le plateau d'Auvours, lorsqu'une
balle vint le frapper mortellement.
Quelques instants après, le commandant
du bataillon de Saint-Nazaire, M. de Trégomain, fut tué en
défendant les dernières maisons du village.
Le colonel Bel
, mort, le capitaine Emery
, ancien militaire, officier brave
et énergique, prit le commandement du 1e bataillon.
A 9 heures, l'ennemi réussit à s'installer dans le cimetière d'où il dirigea
sur nous un feu très vif. Quelques heures après, les défenseurs des barricades
furent obligés d'abandonner le terrain.
A 2h, les prussiens entouraient Champagné et s'en emparaient de nouveau,
après une lutte désespérée de 1500 hommes contre 4000 !
Tel fut le combat de Champagné où
les mobilisés de la Loire-Inférieure se
battirent avec acharnement, pendant deux jours, contre des forces bien supérieures.
Ils prouvèrent ainsi que le courage et le patriotisme peuvent rivaliser avec
avantage contre la disproportion du nombre et l'inégalité des armes.
S'ils n'ont pas réussi, c'est qu'il n'était au pouvoir d'aucune force
humaine de résister dans la position qui leur avait été assignée,
livrés à leurs propres ressources, sans aucun appui.
Quelques pièces de canon leur eussent suffi
pour s'y maintenir: pas une n'a bougé!
Nos compatriotes n'en ont pas moins
fait leur devoir et justifié pleinement la confiance qu'ils avaient inspirée
au général Gougeard.
A l'issue de la campagne, plusieurs de nos concitoyens furent décorés pour
leur belle conduite à Champagné.
Les capitaines Gouzé et
Chauvet
furent nommés chevaliers de la Légion-d'Honneur.
Trois mobilisés de la compagnie Gouzé,
MM. Bonnet, Barbin et Callier;
deux
de la compagnie Chauvet,
MM. Perret (amputé), et Revellan
, reçurent la médaille
militaire.
Un sergent de la compagnie Gouzé, M. Borgogno,
qui s'était déjà signalé à
Droué, fut proposé pour une décoration: jusqu'ici
il n'a pu obtenir la médaille
qu'il a si bien méritée.
Parmi les mobilisés de Saint-Nazaire qui se
sont particulièrement distingués,
nous citerons le caporal Lecouran et
le mobilisé Thomas ; le capitaine adjudant-major
M. Bellier , les
lieutenants Vezin et
Chauve, le
sous-lieutenant Galerne, le
sergent-major Boistaux, les
capitaines David et Ackermann.
Ce dernier fut
fait prisonnier au moment où, négligeant le soin de sa propre conservation,
il venait de délivrer plusieurs hommes de sa compagnie entraînés par les Prussiens;
Proposé lui aussi pour une décoration, ce brave officier attend encore la
récompense due à son courage et à son dévouement.
Un caporal, M. Sennelier (Henri), avait
également été proposé pour la médaille
militaire: malheureusement, il eut la poitrine traversée d'une balle, au moment
où il désarmait un soldat prussien.
Pour être juste envers tout le monde, nous ne pouvons laisser dans l'oubli
les services signalés rendus par les chirurgiens de nos bataillons, MM. les
docteurs Bachelot et Porson, qui firent
exclusivement le service médical de
l'ambulance de Champagné.
Dès avant la bataille du Mans, à Cloyes, à Droué, à la Fontenelle, les mobilisés
les avaient vus partager leurs privations et leurs fatigues, et prodiguer
aux blessés les soins les plus intelligents et les plus empressés.
Mais, ce
fut surtout à Champagné que nos soldats furent à même d'apprécier l'étendue
de leur dévouement.
Une quarantaine de blessés étaient tombés le premier jour
au pouvoir de l'ennemi: ils se firent prisonniers volontaires pour ne pas
les laisser privés de secours.
Le lendemain, l'église de Champagné ayant été
transformée en ambulance, ils y restèrent enfermés pendant tout le temps que
dura la fusillade engagée entre les prussiens qui avaient forcé l'église et
les nôtres qui cherchaient à les en déloger.
Les blessés du premier jour avaient été d'abord transportés chez M. le curé
de Champagné; mais les balles venant briser les vitres de la cure, ils avaient
été évacués dans l'église, sur le clocher de laquelle avait été placé le pavillon
de Genève.
Tout à coup un officier prussien se présente à la tète d'un certain
nombre d'hommes, et, le sabre levé, d'un air menaçant, ordonne à
M. Porson
d'ouvrir la porte principale, afin de pouvoir tirer à l'abri sur les nôtres.
M. Porson proteste énergiquement,
en faisant observer à ce brutal que l'église
ayant été transformée en ambulance, elle devait, à ce titre, être respectée.
Nouvelle injonction de l'officier, nouveau refus du médecin.
M. Porson aurait
pu payer de sa vie sa courageuse protestation si un infirmier n'avait ouvert
la porte.
Aussitôt les prussiens pénétrèrent dans l'église et ouvrirent le
feu sans plus se soucier des blessés qu'ils foulaient pour ainsi dire sous
leurs pieds.
Qu'on juge de la situation de ces malheureux étendus sans couvertures
sur une mince couche de paille, exposés tout à la fois aux balles de leurs
camarades et aux représailles des prussiens en cas d'insuccès ! Par bonheur,
aucun ne fut atteint.
Après la prise de Champagné,
MM. Bachelot et Porson
se trouvèrent, sans aucune
ressource, avec une centaine de blessés.
Porson avait informé le prince Frédéric-Charles de l'état de pénurie dans
lequel se trouvait notre ambulance, mais il n'avait pu obtenir que de vaines
promesses.
Et cependant tout auprès était établie une ambulance prussienne
où rien ne faisait défaut!
MM. Bachelot et Porson surmontèrent toutes
les difficultés, et parvinrent
à procurer aux blessés des médicaments et des vivres.
Quand les communications
furent rétablies, ils allèrent rejoindre leur bataillon, après avoir éprouvé
pendant un mois des misères et des déboires de toute sorte.
Aussi nous associons-nous de grand coeur aux éloges qui leur ont été décernés
par le Directeur de l'ambulance internationale girondine :
" Je suis heureux,
dit M. Adolphe Labadie dans son rapport au Comité départemental de la Gironde,
de l'occasion qui m'est fournie de rendre hommage à la vérité en témoignant
à ces médecins mon admiration pour les services réels qu'ils ont rendus dans
des circonstances aussi périlleuses et aussi difficiles; et, dans cette circonstance,
je ne suis que l'écho de ce que tout le monde pense et dit à Champagné sur
la conduite de MM. Bachelot et Porson."
Deux de nos aumôniers, MM. les
abbés Lemarchand et Bruneau,
(M. l'abbé Camaret
avait été nommé, le 31 décembre, aumônier de l'ambulance générale établie
à Yvré-l'Evèque .
A son grand regret, il lui avait fallu, malgré ses vives
instances, quitter les mobilisés de la Loire-Inférieure qu'il accompagnait
depuis le commencement de la campagne) firent aussi noblement leur devoir
pendant ces deux rudes journées.
On les, vit, à travers les balles, prodiguer
aux blessés et aux mourants les secours de leur saint ministère. M. l'abbé
Lemarchand poussa même le dévouement jusqu'à
braver les insultes et les coups
des prussiens, pour aller avec le digne curé
de Champagné , demander la grâce
de trois francs-tireurs sur le point d'être fusillés.
Il leur fallut traverser
une haie de prussiens et subir leurs mauvais traitements, avant de voir leur
courageuse démarche couronnée de succès.
(1) : Ici l'auteur se trompe; Le terme "Armée de Bretagne" n'a plus d'existence.
Les forces de Bretagne issue du camp de Conlie ont été regroupées et
constituent la 4e division (Gougeard) du 21e corps.