Château-Gontier
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Récit de Tancrède Abraham, extrait de "Chateau-Gontier et ses environs" - 1871
(...) Nous aimerions rappelé un événement contemporain dont le souvenir restera pour nos concitoyens intimement lié à cette fatale année 1871 , et qui seul a troublé la tranquillité dont jouissait notre pays depuis le commencemnt du siècle. Le 18 janvier, à cinq heures du matin, une effroyable détonation réveilla en sursaut toute la population; la ville entière fut ébranlée; le beau pont de pierre terminé en 1841, sur les plans de l'ingénieur Collignon, venait de sauter! Des blocs énormes de granit étaient lancés à trois et quatre cents mètres; l'hôpital Saint-Julien, toutes les maisons des quais étaient criblés, les toits et les fenêtres défoncés, les façades déchirées et mutilées. Une grande partie de la ville présentait l'aspect d'une cité bombardée. On avait miné ce pont, comme tous ceux de la Mayenne, les 16 et 17 janvier , mais il ne devait sauter, d'après les ordres du général Chanzy , qu'à la dernière extrémité. Un danger bien grand nous menaçait donc ? ...Les Prussiens étaient cependant encore loin de nous. Le zèle politique du sous-préfet Lacouture, digne émule d'Eugène Delâtre, le tribun de Belleville, alors préfet de la Mayenne, avait, dit-on, provoqué ce désastre: car " sans les rapports faits sur l'esprit des habitants, " écrit le général Cathelineau dans son livre sur la défense de la Mayenne, "l'ordre de faire sauter le pont n'eût pas été donné." Destruction inutile et stupide à ajouter à toutes ces ruines décrétées par les partisans exaltés de la défense à outrance. La Providence, qui a protégé notre ville de l'invasion, protégea aussi notre population. Chose merveilleuse! cette pluie horrible de blocs et de pavés lancés avec une violence extrême par sept cents kilogrammes de poudre, ne fit que deux victimes.
Quel sombre tableau que celui de cette petite ville hier encore si calme! Le ciel est noir; la rivière charrie, avec un bruit sinistre, des glaçons, des débris de bateaux et de lavoirs coulés en toute hâte; des fuyards et des débandés de toutes armes encombrent les rues et traversent la Mayenne sur des bacs improvisés, avec les malades et les blessés enlevés de l'hôpital Saint-Julien. Les cloches se taisent et ne doivent plus sortir de leur mutisme que pour sonner le tocsin; des guetteurs munis de longues-vues sont postés dans le haut du clocher de Saint-Jean et surveillent les routes de Sablé et de Laval.
Sur tous les chemins se creusent des tranchées et s'élèvent des barricades. Cathelineau est chargé par le général Chanzy de la défense de la Mayenne depuis le pont de La Valette jusqu'à Angers; son corps, composé de quelques centaines de volontaires bretons et vendéens, de chasseurs et d'éclaireurs à cheval, est complété par des mobiles de la Haute-Garonne et de la Dordogne, trois escadrons de cavalerie régulière, le 8e régiment de hussards et une batterie d'artillerie de montagne.
Dix jours se passent; les craintes augmentent; des uhlans parcourent les environs et s'avancent jusqu'à Gennes , à sept kilomètres de Château-Gontier . Beaucoup de personnes effrayées fuient; chacun cache ses objets les plus précieux; demain, sans doute, Château-Gontier sera bombardé. Sablé est occupé, on se bat à Saint-Denis-d'Anjou. Quelques coups de canon se font entendre jusqu'ici. Les derniers préparatifs de défense s'achèvent, hélas ! sans confiance. Nos faibles ressources seront impuissantes à arrêter un ennemi qui attaque toujours en nombre supérieur nos troupes démoralisées par les revers et les fatigues... Cruelles angoisses qui, grâce à Dieu, ne devaient plus être de longue durée. Le 29 janvier, à quatre heures du soir, Cathelineau recevait une dépêche de Chanzy annonçant un armistice de vingt-et-un jours. Le 30 janvier, l'ordre est donné à l'ingénieur Legras , si justement apprécié par Cathelineau pour son intelligence, son activité et son dévouement, de construire un pont de bateaux sur la Mayenne et d'ouvrir un passage pour voitures sur toutes les tranchées des routes.
Quelques jours après, le général Chanzy se portait avec toute son armée de l'autre côté de la Loire et étendait sa ligne de défense depuis Saumur jusqu'à Poitiers. C'est alors que défila sous nos yeux, pendant plus de huit jours, tout ce qui restait de la deuxième armée de la Loire: régiments de marche, mobiles de tous pays, artilleurs, zouaves, marins, dragons, cuirassiers, spahis, chasseurs d'Afrique et même jusqu'aux escadrons de volontaires d'Alger, de Constantine et d'Oran. Il eût fallu le talent de Fromentin pour peindre le pittoresque tableau que présentait le bivouac de ces "goums" , campés sur la promenade du Bout-du-Monde, les longues files de ces admirables chevaux arabes, efflanqués, harassés, il est vrai, mais toujours énergiques et pleins d'ardeur, et leurs maîtres assis ou couchés près d'eux, les pieds nus dans la neige, grelottant dans leurs burnous rouges ou blancs, tristes, résignés, impassibles, rêvant sans doute aux frais oasis et au brûlant soleil de leur lointain pays.
Quel spectacle navrant qu'une armée en retraite! Hommes et chevaux tombaient sur les routes encombrées de convois interminables; les hôpitaux et les ambulances ne suffisaient plus, les vivres et les fourrages devenaient rares, et le typhus, dont les troupeaux de bœufs qui suivaient l'armée étaient atteints, commençait à ravager les étables de nos campagnes.
(...) Près des ruines du beau pont, le modeste pont de bateaux servira seul pendant de longs mois encore à relier les deux quais de notre ville.