Les rappelés (Léon Géraud)

Le courrier (Denis Erard)

Le fusil (Denis Erard)

Désolation (Roger de Mauni)


Denis Erard : sous-officier à la 4e compagnie du 2e bataillon (Le Mans) du 33e régiment de mobiles (Sarthe).

 

 

  Les rappelés

C'est le 10 août que parut cette fameuse loi Kératry, dont l'application entière et immédiate eût sinon sauvé la patrie, du moins circonscrit, à coup sûr, les ravages ultérieurs de l'invasion.
" Tous les célibataires âgés de 25 à 35 ans, disait le texte, devaient être incorporés dans l'armée active, les plus jeunes d'abord, les autres ensuite.
" Quant aux anciens militaires libérés, tombant sous le coup de cette loi, c'est-à-dire non mariés et âgés de moins de 35 ans, ils étaient tenus de retourner au plus vite dans les bataillons dont ils avaient fait partie. "
Certes, quand depuis de longues années on a satisfait aux lois de son pays, que l'on a vécu d'une vie libre et indépendante, que l'on se croit pour toujours les pieds sur les chenets de son foyer, cela semble dur de venir tout d'un coup reprendre le harnais militaire et recommencer la vie des camps.
Mais où trouver des soldats pour défendre la patrie en danger ?..... il fallait bien agir ainsi.
Aussi, cette loi souverainement injuste, mais très logique, il faut l'avouer, fut-elle le mieux accueillie par ceux-là mêmes qu'elle frappait le plus rudement.
(...)
On me conduisit à un sergent-major, auquel je présentai ma feuille de route, et le soir même, j'étais numéroté, casé, immatriculé et finalement très mal couché dans un fort mauvais lit.
Eh bien, faut-il vous le dire? l'aspect de cette caserne avait suffi à bouleverser toutes mes idées, et le premier sentiment de mon incorporation fut un malaise confus que je ne saurais définir.
Je ne m'étais pourtant point brisé une côte en tombant, je pouvais aller et venir comme de coutume, je respirais même avec une certaine facilité ; néanmoins, quelque chose était survenu : lourd comme un manteau de plomb.
Mais, lorsque dépouillé de mes vêtements d'homme libre, je fus revêtu du harnais militaire, ce fut bien autre chose. Je me demandai avec effroi si je ne subissais pas un affreux cauchemar.
Vivais-je en 1860 ou en 1870? Cette caserne et son va-et-vient m'étaient familiers! Ces appels stridents du clairon, je les savais par cœur !
Ces interpellations et ces divers commandements, je les avais prononcés moi-même ! Tous ces harnachements, je les connaissais dans leurs moindres détails !
(...)
Ainsi, pensais-je, quatre ans de mon existence, les périls d'une guerre absurde, - Italie 1859 ! - et quinze cents francs de mon modeste patrimoine n'auront point suffi à me libérer, tandis que d'autres n'ont jamais rien fait et ne feront jamais rien pour leur pays, quoi qu'il arrive ?
Et je passai alors un quart d'heure bien amer, que je ne souhaite pas à mon plus cruel ennemi.
Mais la notion de l'actualité me revenant peu à peu, je réfléchis que je n'avais pas été mandé au quartier d'Equerchin pour y moisir, que la patrie était menacée, que chacun se levait pour la défendre, qu'il eût été honteux de rester inactif quand les plus paisibles citoyens couraient aux armes,

Dans l'un comme dans l'autre cas, le séjour odieux de cette caserne devait donc être de courte durée, et insensiblement cette idée me consola.
Puis, jetant les yeux autour de moi, je m'aperçus que je n'étais pas seul dans mon infortune. Les rappelés arrivaient de toutes parts en grand nombre, et, comme chacun d'eux exhalait bruyamment sa plainte, je constatai avec plaisir qu'un malheureux trouve toujours un plus malheureux à consoler.
Ainsi, des gens très régulièrement libérés du service, depuis quatre, six, huit, dix, douze, et même treize ans, avaient été contraints de revenir là.
Ayant presque tous fait campagne, ils portaient pour la plupart, sur leur poitrine, soit une médaille, soit un bout de ruban. Les uns étaient allés en Chine, les autres au Mexique, ceux-ci en Crimée, ceux-là en Italie.
D'aucuns même avaient fait plusieurs expéditions.
Ainsi, Ménager le clairon, avait vu la Crimée et la Chine;
Fourier, le pauvre garçon, mort le 2 décembre à la bataille de Loigny, connaissait Mexico et la Vera-Cruz.
Dorbec avait été cité en Chine à l'ordre du jour.
Houdet s'était battu en Crimée, dans la Baltique, en Italie et en Chine.
Mais je n'en finirais pas s'il me fallait vous les nommer tous. Pour distinguer ces anciens soldats des engagés ou des recrues, on les désignait familièrement par le nom de leurs campagnes.
On disait: les Mexicains, les Chinois, les Italiens, etc.
Mais les Chinois étaient en grande majorité, parce que le 2e chasseurs, tout entier, avait fait l'expédition de Chine en 1860.
Du reste, il faut le dire ici, les offciers, appréciant parfaitement la position exceptionnelle des rappelés, étaient remplis pour eux d'égards et de bienveillance.

Les étapes d'un chasseur à pied (Henri Aniéré -Paris - 1872
par Léon Géraud


 Le courrier

Par suite des derniers revers qui avaient amené la retraite de l'armée de la Loire tout entière vers Le Mans, il était résulté un encombrement et une perturbation très grande dans les services généraux, intendance, convois, approvisionnements.
Le service de la poste pour les troupes ne fonctionnait plus depuis une douzaine de jours; c'était, à coup sûr, celui qui entraînait les moindres inconvénients.
Deux grands sacs à distribution, bondés de lettres pour le 33e, avaient rétrogradé au Gué-de-Maulny. Je fus désigné pour accomplir le travail de classement de cette correspondance, et j'employai une journée entière à trier ces lettres par bataillons et compagnies.
Combien d'entre elles ne devaient pas être ouvertes par leurs destinataires disparus : Loigny, Villorceau avaient fait bien des victimes! J'étais ému plus que je ne puis le dire en retenant quelques instants entre mes doigts certaines de ces lettres, images palpables d'un lien brutalement brisé.
Suscriptions formées par la grosse écriture aux caractères frustes et tremblés de parents âgés, fines pattes de mouches féminines, vous portiez au petit mobile perdu dans la tourmente le réconfort, les encouragements d'un père, d'une mère, vous transmettiez les paroles affectueuses d'une sœur, d'une cousine, l'affection plus tendre encore d'une fiancée, qui formait des vœux en attendant l'absent, et tremblait pour lui.
Hélas ! missives si chères et qui aviez été peut-être ardemment attendues, les yeux qui devaient vous lire étaient à jamais fermés, le cœur qui devait tressaillir aux effusions que vous apportiez ne battait plus, le deuil planait sur ceux qui vous avaient tracées !

Souvenirs d'un mobile de la Sarthe (Monnoyer - Le Mans - 1907),
par Denis Erard : sous-officier à la 4e compagnie du 2e bataillon (Le Mans) du 33e régiment de mobiles (Sarthe).


 Le fusil

Le village de Champs était occupé par de petits détachements de troupes différentes qui, comme nous, ne faisaient que passer. On nous y fit faire une halte, dont je garderai toute ma vie le souvenir le plus désagréable. Je dois mentionner cet incident, malgré son côté assez banal. Je ne puis à l'heure actuelle y songer sans éprouver une sensation pénible qui me rappelle mes angoisses d'alors : je perdis mon fusil ! Et me voyais déjà soldat déshonoré, sur le point de passer pour ce fait en Conseil de Guerre. Voici l'épisode dans sa banalité :

Il tombait une pluie fine et pénétrante. Nous étions entrés nous mettre à l'abri dans une des rares maisons encore habitables. Il s'y trouvait déjà une vingtaine de lignards et de chasseurs à pied, qui se chauffaient en face d'un âtre immense, dans lequel flambait un fagot. De notre côté, nous étions un groupe d'une dizaine de mobiles; de sorte qu'à nous tous, nous remplissions la pièce.
Les uns et les autres, pour nous reposer plus commodément, avions déposé en entrant nos sacs et nos fusils dans un coin près de la porte. Les armes se trouvaient entassées, pêle-mêle, chacun se fiant sur la bonne foi des autres pour reprendre son propre fusil en sortant. Les lignards se défilent les premiers, ajustent leurs sacs sur le dos avec la secousse familière de tous les fantassins, puis s'emparent de leurs chassepots.
Un temps s'écoule, puis notre tour arrive de décamper. Je cherche dans le tas le numéro de mon flingot; point de n° 50.775, qui était celui du mien. Avec une confiance absolue, j'attends, me disant : bah ! celui qui l'a pris va me le rapporter, quand il va avoir reconnu son erreur. Une à une, les armes sont enlevées, et finalement, il reste plus appuyé au mur... qu'un mousqueton de cavalerie. Je sors, cours après mes camarades, réclame mon fusil; rien. Les lignards ont disparu et sont on ne sait où.
Que faire ? me voilà désarmé. Comment me présenter maintenant à ma compagnie ; quel accueil va me faire mon capitaine ?
Et l'article du Code militaire qui édicte la peine de mort pour le soldat ayant perdu ses armes devant l'ennemi me vient à la pensée, me chavire, me bouleverse.
Je rentre dans la maison, m'empare du mousqueton, et m'enfuis comme un voleur, serrant rageusement cette arme qui n'était pas celle d'un fantassin, ahuri à la pensée du Conseil dont je devenais passible.
Je rejoins mon détachement ; je le suis un instant, confus, penaud, puis me cramponnant à un espoir chimérique, le quitte pour revenir à Champs, m'assurer encore que mon fusil, mon propre fusil, ne serait pas revenu, déposé par une main honnête dans un coin ou l'autre de la maison . Je ne trouvai rien, naturellement.
Pour le coup, ce fut un vrai désespoir, je me sentais résolu à tout même à voler son fusil à un autre soldat pour remplacer celui qui m'avait été volé à moi-même. Coûte que coûte, il fallait me tirer du mauvais pas où je me trouvais .
Je me déterminai alors à retourner à Epieds, distant de deux à trois lieues, où j'étais certain de trouver mon affaire autour de l'église, parmi les armes abandonnées des morts ou des blessés. Le chemin à parcourir, la fatigue, ce n'était rien pour moi. Si j'étais puni, pour manquer à l'appel, ce ne serait jamais que pour l'absence d'une journée.
J'avais déjà pris la direction d'Epieds à travers la plaine, afin de gagner du temps! et raccourcir le chemin, quand sur la route que je longeais, je vois une voiture d'ambulance ou d'intendance, je ne sais trop, entourée de tringlots à pied, qui venaient à ma rencontre. Le hasard, la bonne chance, voulût que parvenu à la hauteur de cette voiture, j'aperçus plusieurs fusils qui pendaient accrochés de ci delà. A qui appartenaient-ils ? je ne voulus le savoir. M'armant d'audace, j'accoste la voiture sans mot dire, décroche un des chassepots, laisse au lieu et place le mousqueton, puis sans perdre de temps, sans écouter la défense, avec menaces, de toucher aux fusils, d'un vieux sergent qui jure comme un forcené, je prends ma course à toutes jambes à travers les champs, poursuivi par les cris et les vociférations des tringlots qui cependant, ne se mettent pas à mes trousses.
J'avais des jambes de lièvre. Quelle course! bon Dieu! Je courus tant que les jambes voulurent me porter et ne m'arrêtai qu'à bout de souffle, hors d'haleine, ne voyant plus personne, ni sur la route, ni dans la campagne autour de moi .
Je me rassurai enfin, riant alors de bon cœur, soulagé, content.
Je repris ensuite un peu au hasard la direction de ma colonne, que je retrouvai comme par miracle, sans me rendre compte du chemin suivi. Mon absence n'avait même pas été remarquée; tout était donc pour le mieux.
Inutile de dire que par la suite je fus plus circonspect, et que jamais plus, si ce n'est aux faisceaux, je ne lâchai mon fusil, cause de si grandes émotions.

Souvenirs d'un mobile de la Sarthe (Monnoyer - Le Mans - 1907) page 58,
par Denis Erard : sous-officier à la 4e compagnie du 2e bataillon (Le Mans) du 33e régiment de mobiles (Sarthe).


 Désolation

Jamais nous n'avons tant souffert : la retraite de Nogent, celle de Beauce ne sont rien au prix de celle-ci.
Hier, nous sommes restés onze heures en route pour faire à peine deux lieues ; il a fallu commencer à piétiner dans la neige dès huit heures du matin. Vers le milieu de la journée, les officiers d'ordonnance ont daigné avertir que la halte durerait un certain temps. Un immense amas de bourrées qui se trouvait dans un champ voisin a été démoli en quelques minutes. Étant parvenus à grande peine à en faire flamber quelques-unes au pied de la haie, nous avons trouvé un peu de pain et une saucisse, et nos camarades ont envié notre bonheur. Nous commencions à nous réchauffer, lorsqu'il a fallu nous remettre en chemin. On s'est traîné encore, pendant deux ou trois heures, l'espace d'une lieue ; puis tout à coup, à la nuit tombante, il a fallu presser le pas, et courir à perte d'haleine pendant un quart d'heure. J'ai peine à croire que cette manière de conduire les troupes soit rendue nécessaire par les circonstances. Il est d'ailleurs un point tout à fait hors de doute: c'est qu'aux passages étroits, où les colonnes sont forcées de s'allonger, les officiers qui marchent en tête omettent constamment de s'arrêter à quelque distance en avant, pour laisser aux bataillons de queue le temps d'arriver. L'ordonnance le prescrit, et le bon sens l'exige: mais qu'importe à ceux qui sont à cheval?


Lieron et A. Denis (1872)

Cette course au pas de gymnastique nous a conduits sur une nouvelle route impériale, la troisième que nous rencontrons depuis notre départ de Savigné-l'Évêque; celle-ci va du Mans à Mayenne en passant par Sillé-le-Guillaume. Nous espérions qu'après une si affreuse journée nous trouverions des cantonnements passables dans cette petite ville de Sillé. Mais comme nous n'en étions plus guère qu'à une lieue, nous vîmes la route en avant de nous s'illuminer d'une clarté jaune et fumeuse; bientôt tout l'horizon s'embrasa. Nous savions ce que cela voulait dire: on campait., ou plutôt l'on bivouaquait dans ces champs couverts d'un pied de neige. A fur et à mesure que nous avancions la lueur se rapprochait, et nos dernières espérances s'évanouissaient. Enfin ce fut notre tour; quand on forma les faisceaux, les fusils s'enfoncèrent profondément.
Les distributions avaient été dérisoires : nos hommes n'avaient ni pain, ni viande, ni bois; quelques cris de colère et de découragement se faisaient entendre dans les champs voisins, nous étions aussi près du désespoir que possible. Il n'y avait pourtant pas à hésiter : il fallait donner l'exemple. J'appelai mes braves sergents, dont la bonne humeur avait constamment soutenu tous les courages, et nous mîmes la main à l'œuvre pour écarter la neige. Le fourrier Mullois alla décrocher une de ces immenses barrières qui servent à clore les champs dans le Maine et une partie de l'Anjou, et la traîna jusqu'au camp. Après de longs efforts, quelques épines à peu près sèches se mirent à flamber, et bientôt nous pûmes nous asseoir sur les plus grosses pièces de bois, autour d'un grand brasier. (…). Laloi étant arrivé fort heureusement avec nos provisions, nous fûmes délivrés de la crainte de mourir de faim. Bien peu d'entre nous purent dormir; quant à dresser des tentes, il n'en pouvait être question.
La nuit se passa à rire et à causer, seul moyen de ne pas être affreusement triste: car, pour peu qu'on cessât de faire du bruit soi-même, on entendait autour de soi la plainte des faibles, et la toux profonde et aiguë d'innombrables malades, qu'interrompait parfois quelque imprécation exaspérée. A combien de nos soldats, cette nuit, après cette journée, coûtera-t-elle la vie ? Il ne faut point se le demander : j'en sais qui seront longtemps souffrants; le défaut de vivres et de boisson avait ôté à presque tous le dernier moyen de se ranimer. En voyant les lueurs du matin éclairer peu à peu ce champ de désolation, j'ai pensé à la retraite de Russie.

Évron, lundi 6 janvier, soir :
Lorsque le jour fut venu, nous secouâmes la torpeur glaciale qui nous avait tenus immobiles, quoique bien éveillés, pendant les dernières heures de la nuit, et nous entassâmes nos derniers morceaux de bois sur le foyer presque éteint. En attendant l'ordre du départ, on se remit à se chauffer, à causer et à faire du café. Vers neuf heures, le capitaine Montécot vint me dire que la quatrième compagnie était désignée pour faire une reconnaissance sur la route parcourue la veille.
Ce fut presque un soulagement, pour ceux qui avaient encore quelque force, de mettre sac au dos et de quitter cet affreux séjour. Nous commençâmes à redescendre la grande route : les traces du passage de cette triste armée sont lamentables. Tout le long du chemin nous rencontrions des traînards, le visage si défait et l'air si épuisé, qu'on ne pouvait guère leur reprocher d'être demeurés en arrière. Il y en avait jusqu'au plus loin que nous allâmes: les Allemands devaient les prendre par centaines. Et l'on dit que le seizième et le dix-septième corps sont loin de marcher en aussi bon ordre que le vingt-et-unième ! Parmi ces spectres de désolation qui se traînaient sur la neige, quelques-uns menaient par la bride des chevaux réduits à un état encore pire que le leur.
Ce que nous n'avons point vu lors des autres retraites, c'est cette quantité d'animaux morts ou mourants, devenus presque des squelettes et enfoncés, lorsqu'ils respirent encore, dans la glace et la neige. Je vois toujours, à gauche de cette route de Sillé, une vache prosternée dans un ravin, au milieu d'une flaque d'eau durement gelée, regardant tristement le chemin, et attendant la mort dans cette attitude fixe et placide. Nos propres maux nous laissent peu de pitié, et pourtant ces spectacles sont navrants.

Mémoires de l'armée de Chanzy (Dentu - Paris - 1872),
par Roger de Mauni : capitaine aux gardes mobiles de Mortain, 4e bataillon du 30e régiment de mobiles (Manche).