Histoires de soldat

Par des extraits de récits de soldats, on peut retracer le quotidien du soldat en campagne.


- Les oeufs prussiens :

" Que je vous raconte une enfantillage qui nous a beaucoup amusés ce matin. Il fait à peine jour. Une brave campagnarde chemine tranquillement vers Saumur et porte, dans deux paniers tressés, ses denrées à la ville.
-- Halte là ! Brave femme, que recèlent ces paniers ?
-- Mon bon monsieur, avoue timidement la malheureuse, ce sont des oeufs et du beurre que je porte au marché.
-- Faut voir cela, quatres hommes et un caporal ! dit de sa grosse voix le sergent le plus moustachu, baïonnette au canon ! qu'on garde cette femme à vue et qu'on aille chercher de suite le général ! ...


(1872; dessin de A. Denis)

Le général (un grand diable de farceur d'entre nous) est éveillé. Il arrive en chemise. Un caleçon, des bottes à l'écuyère, une ceinture bleue autour du corps, un immense bonnet de coton sur la tête,voyez d'ici l'accoutrement.
-- Femme, que faites-vous ici ? Répondez.
-- Monsieur l'officier, je vais au marché vendre des oeufs.

-- Des oeufs ? ... Elle a des oeufs ? ... Qu'on fouille les oeufs !!!
-- Soldats, vérifiez les coins, et voyez si ces produits gallinacéens ne portent pas dans leur sein des dépêches prussiennes.
La bonne femme, atterrée, voit ses oeufs percés à coups de baïonnette. Elle gémit, elle pleure, et nous, sans coeur que nous sommes, nous rions de ses larmes. Rien de suspect ne ressort de l'inspection.
-- Ces oeufs ont été bien pondu par des poules.
Une paternelle mais verte admonestation est adressée à la paysanne. Elle demande pardon, jure qu'elle ne le fera plus et est enfin relâchée. Toute tremblante, elle arrive à la ville et raconte qu'elle a été arrêtée par des cuirassiers blancs qui lui ont fait mille misères, mais lui ont généreusement payé les oeufs qui lui ont été cassés. " (Chasse au prussien, J. Michel, 1872)

 

- La soupe au caillou :


La soupe au caillou (dessin de Job, 1900)
  " Un autre jour nous étions campés au milieu des champs. L'ordinaire paraissait devoir être maigre. Il ne restait plus de biscuits. Lorsqu'on eut retourné les musettes et gratté les poches, on en réunit, pour l'escouade, un petit tas de la grosseur des deux poings à peine. Le capitaine, envoyé à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent, reparut au bout d'une heure avec une carotte et deux ou trois pommes de terre.
-- Décidement, mes enfants, dit le caporal, il va falloir faire la soupe au caillou !
 

Tout le monde connait la soupe au caillou. C'est un symbole éclos dans l'imagination facétieuse de quelque troupier littérateur. Cela caractérise la soupe du soldat réduite à ses éléments les plus simples : l'eau, le sel, et le biscuit. Le caillou qu'on se garde bien d'y incorporer est censé remplacer la viande absente. " (Souvenirs de mon bataillon, Marquis de Salles, 1895, caporal aux volontaires de l'Ouest)


- L'oncle protecteur :

" J'avais été en charge de remettre une somme de 80 francs à deux mobiles. Le plus jeune, presque un adolescent, d'une aimable modestie, faisait voir un désir bien accusé de faire son devoir, sans arrière-pensée d'ambition, pour revenir ensuite, sous la direction de son père et d'oncles vénérés, reprendre ses paisibles études. L'aîné veillait sur lui avec une tendresse paternelle, ne le perdait pas de vue, le soulageait dans la mesure du possible. Mais l'enfant ne s'épargnait pas. Les pieds malades, il eût pu obtenir un billet d'ambulance. Il ne voulut point s'arrêter. La douceur, n'exclue pas le courage.
L'autre, l'ancien, comme disaient ceux de l'escouade, s'apercevant sans doute de la surprise que me causait le contraste de la physionomie :
-- C'est mon neveu, dit-il, c'est l'espoir d'une maison. Je ne suis pas marié, pouvais-je voir partir cela sans le suivre ? J'ai pris dans la mobile un engagement qui me permet de l'accompagner. Je mourrai pour lui si je puis. Mais si Dieu permettait qu'il fût frappé, je le mettrais sur mes épaules et le rapporterais à sa mère.
Ce vieux sergent fut admirable. Hélas ! quand l'heure est venue pour un pays d'une de ces grandes expiations voulues par la justice divine, les précautions des hommes sont impuissantes. Un mois plus tard, ils furent séparés dans la mêlée; le cher enfant tomba, glorieusement, mais mortellement blessé, éloigné aussi de ses camarades que repoussait le vainqueur. Tous les efforts pour retrouver son corps ont été infructueux " (Un régiment de l'armée de la Loire, l'Abbé Charles Morancé, 1874)




- L
a ruse du casque :

" Les Allemands utilisaient la ruse du casque : on place le casque au bout d'un bâton, au niveau de la tranchée, il brille au soleil et reçoit les coups de fusil, pendant que le tireur, placé à quelques mètres, reste indemne, tout en accomplissant sa besogne lentement mais sûrement. La consigne est donc de négliger les casques pour ne voir que les petites fumées voisines." (Carnet d'un prisonnier de guerre, Meyret, 1888)  

La ruse du casque
(dessin ? 1888)

 

- J'entends parler prussien :

" Après avoir emjambé le Loir, nous nous couchons à plat ventre dans des terres labourées, tout près d'une ferme. Nous sommes là depuis quelque temps, barbotant dans la boue jusqu'au cou, quand soudain Palatre, vieux soldat et jeune sergent, s'approche magistralement du capitaine et lui dit :
-- Capitaine, voyez cette ferme. Eh bien, de ce côté j'entends parler prussien ! Laissez-moi seul explorer les alentours de cette habitation.
-- Allez, allez, Palatre.
-- Merci, capitaine.
Et voilà Palatre parti. Chut ! pas de bruit ! il furette à droite, à gauche. Il entend grogner !
-- Halte là, qui vive ?
Nous, inquiets, anxieux, nous retenons notre respiration et nous préparons à tirer.
-- Qui vive ? qui vive ? ou je fais feu !
Mais rien que les même grognements ...
-- Ce n'est rien, capitaine, sauf votre respect que ce sont des cochons ! "

(Chasse au prussien, J. Michel, 1872)


(1872 dessin de A. Denis)

 

- L'Allemand derrière le pommier :

" La trêve tacite se prolongeait, nos yeux ne quittaient pas nos adversaires, épiaient chacun de leurs mouvements. A mi-chemin de la maison aux meurtrières se trouvait un pommier gros et trapu, derrière lequel un soldat allemand, sentinelle perdue, homme sacrifié, se tenait abrité de son mieux. Le pauvre diable, qui devait se rendre compte mieux que personne de sa situation critique, de temps à autre montrait sa tête coiffée du casque à pointe, ses traits dénotaient une frayeur intense non dissimulée; il était la première victime désignée d'avance.
Pour dégourdir nos bras et nous réchauffer, nous lui avions déjà lancé quantité de boules de neige. Le malheureux ! s'il n'avait eu à redouter que ces sortes de projectiles ! Boules de neige, lazzis, invectives, pleuvaient à son adresse.
-- Tiens, attrapes celle-là ! ... et celle-ci, va la porter à Bismarck ! ...
Se hissant sur la tranchée, le capitaine, qui n'en était pas à son premier acte de bravoure et de témérité même, se tint debout sur la terre rejetée formant banquette, et montrant un bidon d'une main, de l'autre faisait un signe au factionnaire ennemi de venir à lui, criant :
-- Ami, ami viens, il y a du schnaps ! tu n'as rien à craindre !
Le soldat comprenait parfaitement la mimique et ne demandait pas mieux de se rendre; pour lui c'était le salut; il jetait les yeux avec anxiété en arrière du côté des siens et n'osait prendre une résolution. Pour en finir, le capitaine fit quelques pas en avant, alla au prussien la main tendue; dès que celui-ci vit l'officier français à mi-chemin, il jeta son fusil à terre d'un mouvement brusque, s'élança et d'un bond arriva à la tranchée, au fond de laquelle il se blottit. Il était prisonnier ! (Souvenirs d'un mobile de la Sarthe, D. Erard, 1907)


(dessin de Bombled 1895)